Peut-être
que quelques personnes connaissent précisément le
cheminement ainsi que la chronologie exacte du transfert des techniques
de brasserie bohémienne vers les pays de la Vistule ; don
des cousins tchèques qui a permis, de Plzen jusqu’à Elblag
de produire les meilleures, ou du moins parmi les plus agréables
et caractérielles bières du monde connu. D’ailleurs,
certains auront certainement raison de préciser que la brasserie
préexistait en grandes et petites Pologne ainsi qu’en
Mazovie et Podolie avant même que la « Pils » ne
viennent gentiment envahir le monde par delà le pivot Silésien,
aux alentours du moyen âge. L’age de la bière
en Pologne importe peu, ou plutôt, si. Le fait simple d’imaginer
les polonais s’abreuver de piwo depuis aussi longtemps que
leur antique et beau pays ne fût sorti des fonds baptismaux
de la Warta, ne peut que nous inciter à considérer
que cette boisson fait partie de la nation. Elle l’enchâsse
de ses structures puissantes d’arômes d’Automne,
tout aussi bien que la Wodka.
Je parlais dernièrement avec mon beau-père qui est
de la génération de l’immédiat aprés
guerre. Il m’expliquait que les habitudes ont beaucoup changé dans
son pays et également en ce qui regarde la boisson. Les gens
de son âge se réunissaient pour les fêtes de famille,
mais pas seulement, seulement à l’improviste, chez un
voisin, un ami, « ce qui rendait la vie plus intense et sensée
en somme », me dit-il autour d’un petit verre de Zytnia
ou de Wyborowa, Wodki blanches, qui donnent surtout à penser
bues pures et « cul-sec ». Aujourd’hui, la bière,
qui était pourtant répandue également, mais
qui se buvait plutôt en mangeant ou l’été,
fait de plus en plus office de wodka, elle sert de lien, dans les
bars ou les jardins. C’est peut-être cela, la bière.
Moi, jeune français du sud, je ne connaissais la bière
que comme divertissement, apéritif ou cœur de bistrot,
et c’est en Pologne, où chaque homme, même le
buveur assoiffé, habituel, ivrognard sur les bords, et surtout
celui de la rue ou des champs, possède un trésor en
lui, (ce skarb qui fait de leur pays le plus précieux que
je connaisse), que j’ai pu avoir cette révélation
: la brasserie est faite pour nourrir, elle abreuve les tripes et
remplie le ventre, donne énergie et fait voir le prochain
avec indulgence.
Ne vous méprenez pas, ce n’est pas une énième
et très faible apologie de l’alcool ; la bière
est d’autant meilleure qu’elle ne sera pas suivie, qu’elle
se fera attendre à une prochaine occasion. C’est comme
ce pays qui n’est pas matérialiste mais tout auprès
des gens, une bouteille de bière ne se consomme pas à la
déboutée, ou alors en accompagnement d’un obiad
d’hiver kujave, avant les nalezniki et pendant la zupa grzybowa,
mais avec d’autres, des amis, des connaissances fraternelles
en terrasse, avec les friandises, les kialbasy grilowy.Mais jamais
comme cela, sortie d’un frigo.Une bière n’est
jamais plus inoubliable que quand elle est sortie d’un seul
verre, quand on en sent le corsage flotter sur l’étendage
de notre palais, quand elle ne sera pas noyée par d’autres
alcools ou des consœurs diluviennes.Vous avez le droit d’avoir
une autre opinion, c’est vrai que beaucoup aiment la bière
en grosse quantité, mais alors où est la saveur, quand
tout est engourdi ? Où va-t-on chercher encore le courage
de reprendre son travail à moitié ivre ? Quelque fois,
j’ai empilé plusieurs canettes, une fois, je me souviens
parfaitement, c’était en 2000, en été, à Rakowiec,
en Poméranie, chez nos meilleurs amis, j’ai bû successivement
une EB, une Lech et une Hevelius. Horreur, ma préférée,
la Fine et fière, aux attaques de pins calcinés, aux
contours de chèvrefeuille caramélisé, je ne
l’ai pas sentie passer ! Je l’avais découverte
l’automne 1998 chez mon oncle, dans son salon simple et brun,
nous l’avions partagée.Ma meilleure Zywiec, c’était à Budowice,
dans les petites beskides, chez la géniale Anna, sous le poirier
de ses parents, en train de délirer au sujet des chanteurs à la
noix de la bande F.M., même polonaise. La plus franche Kujawiak,
c’était avec Zulek et Anita, en dégustation dans
un bloc entouré d’arbres de Bydgoszcz, l’appartement
le plus cher à mon cœur, avec des montagnes de Kabanosy
et des conversations sur l’informatique, le pastis, Kayah et
Bregowic ou Torun la nuit.
Ma plus récente allégresse fût de partager une
Harnas avec mon épouse, sous le regard innocent de notre fils
de 12 mois qui avalait par demi douzaine les cassis de son grand
père.
Une de mes plus grandes joies de brasserie aura été la
Tyskie que m’a rapporté mon beau frère en 2002,
lorsqu’il est venu passer deux semaines chez nous en Juillet
avec femme et enfants. C’était une bonne surprise, nous
les avons bu en famille, loin de la magnifique Pologne, de l’ensorcelante
Kujavie, qui nous ont réuni à jamais.
Bruno Glénat
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