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Boucle dans les hautes Tatras Polonaises

tatraSi l’on considère que la surface de montagne d’un pays doit être proportionnelle au nombre d’habitants, afin que ces derniers puissent s’y divertir de manière homogène, la Pologne est victime d’une grande injustice, face à la Slovaquie, surtout si l’on s’en tient aux Tatras. Un cinquième seulement de ces dernières est situé dans ce pays. Niveau habitants, c’est plutôt l’inverse !
Il ne convient même pas de parler de « versant Polonais », car de part et d’autre du massif, un nombre important de vallées coulant versant Nord sont situées en territoire Slovaque. Injustice géographique, remontant aux profondeurs de l’histoire. Des quatre grandes régions délimitant le piémont : Spiš, Liptov, Orava, Podhale, seule la dernière est historiquement Polonaise.


TatraHeureusement, le rideau de fer est tombé depuis longtemps, et il est possible pour les uns comme les autres d’aller randonner où bon leur semble. Seulement, les habitudes ne disparaissent pas si rapidement, et la fréquentation des Tatras connaît toujours un déséquilibre flagrant entre les deux pays. Loin de s’atténuer, le contraste continue au contraire de se creuser davantage, avec la floraison rapide et récente des loisirs de plein air, l’augmentation du pouvoir d’achat, ceci conjugué au fait que beaucoup de Polonais habitant loin sont encore rarement allés en montagne, et choisissent leur destination au « bouche à oreille », ce qui a pour conséquence de les amener tous aux mêmes endroits. Nous pourrions comparer ça au phénomène « Chamonix » des Alpes, ou « Gavarnie » pour les Pyrénées...


Ceci nous amène à l’introduction de ce compte rendu de voyage : voulant sans cesse reporter l’exploration des Tatras Polonaises en une saison calme, soit le printemps soit la fin de l’automne, je n’y ai encore presque jamais mis les pieds. Ce qui est assez paradoxal, vu que c’est précisément en Pologne que je vis.

La Pologne est un pays très religieux, et le printemps du calendrier Polonais est fantastique, durant toute la période de Mai-Juin, avec tous ses jours fériés et ponts. Bien que nous ne possédons pas le Lundi de pentecôte, nous avons la « fête de Dieu », habituellement début Juin ; ceci un mois après le 1er Mai et le 3 Mai (l’équivalent du 8 Mai Français), qui nous avaient permis un pont d’une semaine…

Nous avions planifié une nouvelle expédition en territoire Slovaque, dans le massif des Basses Tatras, pour 4 jours. Malheureusement, mon amie dut renoncer au dernier moment à de telles vacances : trop de travail… Révision du plan.


Eh bien voilà : puisque mes crampons et mon piolet sont ici depuis Noël dernier, et qu’ils n’ont pas servi depuis les Pyrénées, puisque c’est encore la fin du printemps en haute montagne, que mon amie connaît déjà ces endroits (normal si elle est Polonaise), et que par ailleurs elle aime moyennement ce genre de sortie trop « alpiniste », voici venu le moment.
Il avait plu tout le début de semaine, et rien ne lassait transparaître une amélioration. Cependant, les prévisions du site météo étaient on ne peut plus claires : amélioration en fin de semaine, avec deux journées optimales le Vendredi et le Samedi. Je décidais alors de fixer le départ à Jeudi matin.


Un mauvais rêve me tira subitement de ma torpeur, et je regardai l’heure : 4h30 du matin. Le jour éclairait déjà toute la chambre, ce qui n’a rien de bien surprenant, à une date proche du solstice d’été en Pologne. Je descendis alors sans bruit, avaler mon petit déjeuner, et 20 mn plus tard, j’étais déjà lancé sur l’Autoroute, aveuglé par le soleil levant.


TatraComme d’habitude, les champs de la Basse Silésie cèdent la place aux grandes forêts de pins de la région d’Opole, semblables à celle des Landes, puis les répugnants paysages industriels de la région minière de Katowice, puis les collines bucoliques à proximité de Cracovie.
Le ciel est pur, mais au moment de quitter l’A4 pour poursuivre sur la Zakopianka, celle qui mène vers les montagnes, droit vers le Sud. Je remarque déjà un petit cumulus, en haut d’une colline, qui me nargue, et qui semble dire « dépêche - toi ! »
Passé Nowy Targ, la barrière des Tatras se révèle, et je constate avec une légère inquiétude que de beaux nuages blancs, bien qu’encore épars, moutonnent déjà, à 9h du matin entre les plus hauts pics, sous la canicule.


La contrepartie de cette inquiétude est d’avoir réussi à précéder le début des processions de fidèles sur les routes, surtout dans les derniers petits villages, où des tas de gens se convergeaient vers toutes les églises dans leurs meilleurs costumes, en ce jour saint.

TatraJe me garai enfin à 9h30 au parking de Łysa Polana, situé juste avant la frontière Slovaque, déjà bien rempli d’automobiles. Il faut préciser que ce parking est le point de convergence de plusieurs vallées et sites sur-fréquentés, dont le célèbre Morskie Oko…
Le parking payé, la Clio garée dans la zone « plus d’une nuit », avec le prix assez onéreux que cela sous-entend, piolet et tapis de sol finirent par se greffer sur mon sac à dos déjà bien « reblochon », et me voilà parti.
J’ai prévu une sorte de boucle à travers 3 vallées, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, et la première étape consiste à rallier le refuge Murowaniec, dans la plus occidentale des trois, la Dolina Gąsienicowa.
Si les deux dernières convergent vers l’endroit où est garée la voiture, celle-ci ne communique pas, et la première étape consiste à basculer vers elle par un col situé à 2112m, Krzyżne.
Pour monter à Krzyżne, il faut s’élever d’abord dans la Dolina Pięciu Stawów, que pour plus de commodité je nommerai par sa traduction : « Vallée des 5 lacs ». C’est la 2e vallée, qu’il faut remonter jusqu’à hauteur du refuge, celui où je dois passer la nuit d’après-demain. Bonne opportunité pour voir s’il est possible de réserver un lit au passage...


TatraA 10h, je suis donc lancé sur le sentier-autoroute, tel une molécule anonyme dans le flux de touristes. Je ne tarde pas à atteindre l’embranchement de la vallée des 5 lacs, que je remonte toujours à aussi grandes enjambées. Ca et là, des touristes qui téléphonent, qui se prennent en photo, des nanas qui se maquillent... Sur le sentier même, flotte une légère odeur de parfum et de déodorant, qui me répugne... J’ai hâte de m’extirper de cette glue, de plus la vue n’est pas très intéressante, le sentier passe sous la forêt. De temps à autre, le long de la rive du ruisseau bleuté, où malheureusement il n’est pas rare de trouver une poche de chips coincée dans les racines, ou quelque canette écrasée.
La fin de la vallée s’incline de plus en plus, le sentier sort de la végétation pour entamer une série de lacets. Ruisselant, je ne faiblis pas le pas, pour deux raisons : j’ai l’impression de me détacher enfin du peloton « fin de matinée », et surtout, les cumulus blancs ont pris un peu d’embonpoint, s’étalant désormais un peu plus grisâtres, et laissant de moins en moins d’éclaircies de soleil...


A midi, me voilà enfin au refuge. Je me dirige à la réception. « Est-ce qu’il y a de la place pour une personne, pour.... ». Je n’ai même pas le temps de finir ma phrase. « NON ! On est archi.... ». A mon tour de recouper la phrase « pour DEMAIN soir, s’il vous plait. ». Le gardien hésite, puis regarde rapidement son cahier. « Non plus, je suis désolé, il n’y en a vraiment pas... ce sera probablement au sol ».

Je m’y attendais un peu à vrai dire, et je ne perds pas plus de temps, je vais m’installer devant le premier des 5 lacs pour avaler quelques sandwiches. Cette large vallée lacustre, a l’air attirante, mais le temps semi-couvert d’aujourd’hui n’est certainement pas le meilleur moment pour s’y attarder. J’en aurai largement le temps demain en fin d’après midi en la redescendant.


TatraIl faut se diriger sans perdre plus de temps vers Krzyżne, car les nuages ont encore un peu grossi durant mon sandwiche. Ce dont j’avais le pressentiment semble se confirmer de plus en plus précisément…
Aussi tôt dit, me voilà sur ce sentier qui repique plein Nord, en surplomb de la vallée des 5 Lacs. D’abord relativement plat, il passe devant un petit lac avant d’attaquer brusquement une montée très raide. Il n’y a pas moins de 400 mètres de dénivelée à monter d’une traite, sur un pan de montagne semi-herbeux semi-rocailleux.
A mi-montée, je fais une pause, à la faveur d’une grande éclaircie. La vue porte jusqu’au deuxième des 5 lacs, le refuge parait minuscule, et sous le déversoir du premier lac, il est désormais possible d’admirer la jolie cascade sur toute sa hauteur. Peu de touristes sur ce sentier à l’écart des foules.

Deuxième mi-temps, et dernière ligne droite. J’arrive enfin à Krzyżne. Un col, un sommet, il est possible de l’appeller par les deux, car c’est un passage sur l’extrémité d’un pan de montagne, terminé par un dernier sommet sans nom, à peine plus haut. Sur l’autre versant, le sentier descend de manière beaucoup plus progressive dans une large ravine glaciaire, faite d’éboulis de granite.


TatraCe « pan de montagne » est en fait la crête montagneuse la plus célèbre des Tatras Polonaise, elle se nomme « Orla Perc », ce qui signifie littéralement le « perchoir des aigles ». Elle doit sa célébrité au sentier balisé qui la parcourt sur toute sa longueur, équipé de chaînes sécurisantes, dans le style « via-ferrata ». Malheureusement, sa célébrité est source de nombreux problèmes, dont la sur-fréquentation estivale qui génère des « bouchons », et surtout la fascination qu’elle exerce auprès des néophytes, qui s’y aventurent sans précisément connaître leur condition physique, ni leur compétence en escalade (appelons ça « gymnastique », car il ne s’agit pas d’escalade à proprement parler). Ajoutons à ça les personnes sujettes au vertige...


Le temps de quelques photos et d’une deuxième pause, j’entends un grondement lointain. Je me retourne, et j’aperçois, du côté des plus hauts pics, versant Slovaque, que les nuages ont fusionné en une nappe noirâtre d’allure plus menaçante que jamais, et qui s’étale à toute allure. Il est temps de déguerpir !

Sitôt mes affaires rangées à la hâte, me voilà en train de dévaler en trottinant le versant Nord de Krzyżne, la Dolina Pańszczyca, qui descend en direction du refuge Murowaniec.


TatraA peine 100m sous le col, je croise un gars qui monte, et m’interrompt: « Jak tam na Orla » ? (traduction : « ça s’présente comment, Orla Perc ? »… en l’appelant par son diminutif, pour faire « habitué ».). Dans mon meilleur Polonais, et entre deux respirations essoufflées, je lui explique qu’il n’y a rien à faire sur Orla Perc en se moment, mis à part se faire foudroyer par des éclairs à l’arrivée imminente. « Ah bon ? » mon interlocuteur insiste en questions, mais désolé, je n’ai pas de temps à perdre, et la réponse la plus pertinente que je puisse lui offrir est de prendre brutalement congé de lui en poursuivant ma descente au même pas.
Un peu plus bas, encore, je croise les sourires amusés de deux nanas qui montent en direction opposée, l’air de se dire « il est fou celui là... »

5 mn plus tard, je suis encore dans le vaste cirque rocailleux, mais loin des crêtes. BAOUM ! Le coup de semonce est tombé, suivi de près par de grosses gouttes tièdes. Je poursuis encore quelques instants ma descente, sans prendre la peine d’enfiler ma veste imperméable, rangée à trop grande profondeur dans mon sac. De toute façon je suis déjà trempe de sueur !


Je suis aussitôt puni de cette fatale négligence, lorsque les gouttes se transforment un véritable déluge. D’autres éclairs frappent, de plus en plus près, et à fréquence de plus en plus rapprochée. Il faut faire quelque chose, ma situation est potentiellement dangereuse. Je finis par trouver un endroit où quelques rochers inclinés semblent former un abri. Rapidement, je fourgue mon sac dans une cavité profonde entre quelques rochers, et je m’accroupis dos contre mon abri de fortune. Mon abri est à vrai dire surtout psychologique : la pluie tombe dans tous les sens en ruisselant dans mon dos, et le rocher ne me protège en rien d’un éclair.


Au bout de quelques minutes, je commence vraiment à avoir froid, et je ressens un début de crampe dans mes jambes. Je regarde le ciel, puis autour de moi, avant d’apercevoir à une vingtaine de mètres, sur ma gauche, trois nanas planquées sous un autre rocher similaire, mais ayant eu la présence d’esprit d’enfiler des K-Ways. Nos regards se croisent, et à la vue de mon visage probablement pitoyable, elles laissent échapper un grand fou-rire...

La pluie diminue, une parcelle de ciel bleu se dirige miraculeusement au dessus de l’endroit où nous sommes, et nous finissons par sortir de nos tanières respectives. Je les questionne : « Vous allez probablement aussi à Murowaniec ? » - « euh, non, on monte ! », et de pointer le doigt vers Krzyżne, où les nuages n’ont pas encore capitulé, et où, si je me souviens bien, le dernier éclair était tombé. Je suis abasourdi...


TatraEtat des lieux rapide : certains de mes pains de sandwiches sont imprégnés d’eau, je peux les jeter. Heureusement, l’appareil photo était bien isolé, malgré une légère buée dans l’objectif. La carte de rando est toujours pliée dans ma poche, mieux ne vaut pas y toucher, elle est aussi vulnérable qu’un kleenex ! Et quant à moi, il faut absolument que je reparte pour ne pas me refroidir davantage.
Au bas de la Dolina Pańszczyca, la végétation réapparaît, et le sentier passe devant un joli petit lac. Une légère petite montée s’ensuit, pour basculer dans la vallée Gąsienicowa, dont cette dernière est une affluente. Le reste du chemin se dévoile : le sentier s’enfonce dans une épaisse forêt de sapins, d’où nous voyons émerger d’ici déjà la toiture du refuge Murowaniec.


Le soleil revient, créant des contrastes saisissants avec le ciel encore noir, à proximité sur la crête frontière. Le sentier longe quelques étranges reliefs calcaires, sur cette zone de transition géologique. Le versant Nord du chaînon de montagnes que constitue Orla Perc se dévoile petit à petit, sous la forme d’un grand amphithéâtre sombre de pics escarpés, au centre duquel trône un drôle de pic pyramidal, tel l’aiguille d’un cadran solaire : le pic Kościelec.

C’est face à ce panorama que se situe Murowaniec, qui s’avère être un très joli et grand refuge. Sans tarder, je monte à la réception réserver un lit. La descente a laissé des séquelles, les genoux font mal... Des gens font la queue : d’abord un groupe de 4, puis un couple, sans succès, ce qui me met la puce à l’oreille. « Vous êtes seul ? Attendez, on vérifie s’il reste un lit par là ». Malheureusement, sans plus de résultat. Je suis invité à revenir vers 18h, heure butoir au delà de laquelle les pseudo-réservations sont concrètement considérées comme des désistements.

Que faire en attendant ? Il est 16h, et je pars me réfugier dans le réfectoire du rez-de-chaussée, bondé de randonneurs trempes, mais qui se désemplit au fur et à mesure que l’orage bat en retraite en soirée. Je finis par avoir suffisamment de place pour étaler ma carte à sécher, et me changer moi-même. Puis je m’offre un bon « gulash » chaud aux pommes de terre, accompagné d’une grande bière.


A côté de moi, deux Polonais à l’allure un peu « hippie » s’installent, leurs sacs croulant d’affaires, des cordages dépassant des fermetures. Comme à l’accoutumée, mes interlocuteurs sont de suite intrigués par mon accent, et fascinés par le fait de rencontrer un français seul dans les Tatras, nous lions rapidement connaissance. « Vous avez eu une place ? », demandais-je. « Non, on dort à la belle étoile ! Demain, on va escalader Kościelec, par le côté escarpé... si on se fait pas attraper ! » Il faut préciser que le hors sentier est strictement réglementé, et que l’accès aux voies d’escalades est soumis à une réglementation particulière, qui impose entre autres d’être affilié à un club d’escalade reconnu...


Vers 17h30, des rayons réapparaissent. Il n’est pas tout à fait 18h, et je décide d’aller faire un tour dehors, dans la prairie voisine au refuge, prendre quelques photos, car aux alentours se situent de jolies cabanes d’estive toutes en bois, dans le style traditionnel de la région.

En fait, il s’avère qu’un certain nombre d’entre elles sont plus des maisonnettes que des cabanes, car elles sont habitées. L’une d’entre elle sert de station météorologique, une deuxième semble être privée, puis après avoir pris quelques photos, j’en vois une troisième, peinte en rouge bordeaux. Des gens rentrent et sortent, des randonneurs. Je m’approche de l’entrée, surplombée par un panneau « refuge Betlejemka ». Je rassemble mes souvenirs, car il me semblait bien avoir lu quelque chose sur Internet à propos de cet endroit, sans arriver à le localiser...

Un homme âgé sort, et dans mon meilleur polonais-français, je lui demande s’il est possible de dormir. La première réponse est non, mais il se ravise et tape à la fenêtre, qu’une femme en train d’essuyer de la vaisselle ouvre. Il reste une place, et je suis invité à rester très poliment. L’homme m’explique qu’il s’agit d’un refuge « non officiel », au statut un peu ambigu, et qui sert en priorité aux équipes de secours en montagne, et accessoirement aux membres de clubs alpins Polonais. Ayant menti un peu en disant que j’étais membre d’un club Français, cet homme qui s’avère être instructeur d’alpinisme a gracieusement consenti à me prêter l’unique lit dans une pièce en travaux, pour la modique somme de 25 zlotys.


TatraLa « pièce en travaux » est en réalité plus que confortable, avec une grande table pour moi tout seul, et j’achève d’étendre toutes mes affaires trempes, qui sèchent rapidement. Dans ce refuge, il y a une gazinière, et même des douches chaudes ! Alors que je fais chauffer un thé, débarque une troupe d’alpiniste, qui déposent toutes sortes de denrées alimentaires en quantités industrielles, avant de commencer eux aussi à se faire un repas. Quelques uns d’entre eux parlent un Français approximatif, résultat de quelques stages et courses en montagnes effectués dans la région de Chamonix. Ce sont les secouristes de montagne. Ces derniers finissent par m’inviter à aller boire une bière, dans la salle du refuge Murowaniec, à 200m dehors, qui fait office de « pub »...

Nous discutons de beaucoup de sujets, parmi lesquels mes quelques expériences dans les Tatras, dont mon expérience d’aujourd’hui, et j’apprends par la même occasion que les éclairs sont l’une des causes d’accidents mortels les plus importantes !

La bière aidant, ces derniers me demandent aussi si je suis bon en escalade et me proposent de me joindre à leur « entraînement » de demain, sur je ne sais quelle paroi d’Orla Perc. Je suis obligé de décliner leur invitation, mon niveau d’alpinisme faisant pâle figure... Et c’est pitoyablement que je leur demande s’il reste des plaques de neige sur le versant opposé d’Orla Perc, là où passe la via ferrata, l’un de mes possibles itinéraires du lendemain. « Je ne vois pas quelle est la voie dont tu parles », me dit l’un d’entre eux, se creusant la tête. « Comment ça, tu veux dire le sentier pour touristes ? Mais bien sur que ça passe ! »

22h, les traits se tirent sur tous les visages, y compris le mien, tout le monde regagne Betlejemka. Le sommeil ne tarde pas à gagner mon cerveau, juste après mes jambes.


J’ouvre un oeil, un rayon perce par la fenêtre. Je saisis mon téléphone : 4h59. Juste à temps pour désactiver la sonnerie... J’ai déjà loupé le lever de soleil, comme je me l’étais promis, mais le temps de faire chauffer mon déjeuner, je prends quelques jolies photos de la vallée baignée par la lumière de l’aurore. La météo d’hier est bien loin, l’air est pur, cristallin, des gouttes de rosées pendent sur chaque brin d’herbe, et tout fond, loin dans la plaine après Zakopane, une mer de nuages compacte gît recroquevillée.

Les secouristes ne tardent pas à apparaître eux aussi, et la table se retrouve rapidement encombrée de fromage et de lard... Les sacs à dos en cours de préparation gisent dans chaque recoin. Chacun attendant les retardataires, je finis par être prêt avant eux, et nous nous saluons.


TatraIl n’y a pas un chat, la vallée est à moi tout seul. Devant Murowaniec, où le service du déjeuner est encore loin d’avoir commencé, c’est tout juste si quelques badauds encore ensommeillés viennent humer l’air du matin.
Le plus grand lac de la vallée, Czarny Staw Gąsienicowej (« Lac noir de Gąsienicowa »), étend sa nappe noire, à peine ondulée par la brise, encore hors d’atteinte du soleil. Comme il est tôt, et que le temps devrait rester stable toute la journée, j’ai décidé d’ajouter l’ascension de Kościelec en apéritif de la journée, avant la vraie, qui doit me faire repasser dans la vallée des 5 lacs, via le sommet de Świnica, et une partie de la via ferrata d’Orla Perc, suite aux indications d’hier soir des secouristes.


Kościelec, est rappelons-le, le petit sommet pointu qui trône au centre de l’amphithéâtre, et qui signifie en Polonais « Petit clocher ». J’ai rarement vu un pic de forme aussi géométrique. C’est un prisme à trois faces, en forme d’aileron de requin, dont le côté le plus étroite est celui inclinée à 45°, où un sentier mène au sommet, en se rétrécissant au fur de la montée.

Pour accéder à Kościelec, il faut monter d’abord par un petit col « Karb », situé sur une nervure qui sépare la vallée en deux. C’est chose faite, et je m’arrête souffler un peu. J’entends des voix, et j’aperçois en bas une file d’une dizaine de gens : ce sont les secouristes du refuge Betlejemka, qui ont prix eux la direction du col Zawrat, pour leur entraînement.

A part eux, le calme est absolu, je scrute l’horizon, et je ne vois pas le moindre indice d’autres randonneurs. Je peux faire ce que j’envisageais : laisser ici mon « bébé » (le sac à dos), et monter les 300m restants de la pique de Kościelec avec pour simple bagage mon appareil photo. La face inclinée de Kościelec est moins « lisse » que ce qu’elle suggère de loin, et le sentier se faufile astucieusement jusqu’au sommet. Il faut juste se hisser avec les mains à une ou deux reprises vers la fin. Il est tout juste 7h, je domine tout le cirque de la vallée Gąsienicowa d’un côté, et la fabuleuse muraille d’Orla Perc de l’autre.


TatraŚwinica, le sommet principal de la journée, et qui doit me faire rebasculer vers les 5 lacs, dresse une face Nord redoutablement verticale. Mais ce point de vue tombe à pic, car il me permet de remarquer que le sentier qui mène au « Świnicka Przełęcz » (col sous Swinica), n’est non pas sous une coulée de neige, comme je le pensais initialement, mais à côté, et dégagé. En plus, il n’y aura pas besoin de tant redescendre que ça avec le sac à dos, car je vois un sentier qui va directement de la base du col « Karb » au pied de la montée en question. J’adopte immédiatement cette idée, plus excitante et plus « haute montagne » que le détour initialement envisagé, et me revoilà à mon sac à dos en quelques minutes. Juste avant d’arriver devant ce dernier, je croise les premiers randonneurs, un couple : « Eh bien ça alors ! Et nous qui croyions être les premiers ! ».

Le sentier que j’ai vu est idéal, car je longe tous les lacs de la seconde moitié de la vallée Gąsienicowa. Devant l’un des rochers bordant le lac, je remarque deux personnes rangeant des tapis de sol rose fluo, des duvets, et des cordages. Ce sont mes deux compagnons de table de la veille, qui ont bel et bien dormi à la belle-étoile ! Ils me reconnaissent après un premier salut de la main, et se mettent à hurler des salutations…


Montée vers Świnicka Przełęcz. Après une mise en jambe docile, le sentier attaque de sévères lacets, dans un chaos d’éboulis de granites. Au milieu des pierres, j’aperçois subitement un mouvement. Une marmotte. Puis deux. Puis une troisième, qui vient à peine de se cacher. Je m’avance à pas feutrés, et après maintes tentatives, je finis par en faire un cliché avec les deux à la fois.

J’arrive à Świnicka Przełęcz en même temps qu’un groupe d’autres randonneurs arrivés par le sentier en crête. Tous décident simultanément de poser les sacs pour boire, nous entamons spontanément la conversation, sur l’état du sentier et de la via ferrata. Des gens endimanchés arrivent en sens opposé donc à priori peu de souci, mais nous choisissons de passer groupés tout le cheminement qui contourne le sommet de Swinica, les passages les plus exposés.


Świnica est un fier sommet de 2300m à cheval sur la frontière Slovaque. Le versant Sud-Ouest offre la vue sur la superbe vallée Ticha Dolina (vallée de la tranquillité), la plus longue de toutes les Tatras. Le sentier s’escarpe de plus en plus les quelques mètres sous le sommet, avant de le contourner subitement et y donner accès par l’autre versant, côté Vallée des 5 Lacs. Quelques passages équipés de chaînes, facilement négociables, sont là pour ceux qui ont le vertige.

Du sommet, nous dominons la cuvette glaciaire terminale de la vallée des 5 lacs, dont le dernier est encore à moitié pris dans les glaces, l’autre moitié d’un bleu azur scintillant au soleil. Nous dominons également le début de la longue arête d’Orla Perc, dont la descente vers les 5 Lacs constitue le tout début, jusqu’au col Zawrat. Sur le reste de la crête frontière, qui s’adoucit un temps, d’autres pics granitiques, tous plus noirs, tous plus grands, ressurgissent au fond, à contre-jour.

Świnica est un sommet très réputé pour son panorama, et j’ai le loisir de le savourer pleinement dans les meilleures conditions. De plus, l’arête d’Orla Perc, habituellement sur-fréquentée en haute saison, est particulièrement calme à cette heure-ci.

J’effectue la descente toujours avec mes compagnons de sentier, jusqu’au col Zawrat, une large échancrure dans l’arête qui permet un passage aisé entre cette vallée là et celle d’où je suis parti ce matin. Cette portion nécessite quelques passages de désescalade, toujours avec une chaîne de sécurité . Mes compagnons me quittent et continuent sur l’arête, tandis que je me dirige sur le sentier qui redescend dans la vallée.

Je croise de plus en plus de gens en sens opposé ; la plupart d’entre eux s’arrêtent pour demander si l’arête est loin, s’il y a de la neige, etc. Certains sont habillés et équipés pour franchir ce genre d’endroits là, d’autres moins… Le comble arrive lorsque le croise un gars, sans sac et sans bouteille, qui me demande, l’air effaré « C’est encore loin ? ». Je lui répond que tout dépend de la destination dont il parle. « Ben, euh, je sais pas, moi. Mais c’est loin ? ». Je me vois obligé de lui répondre évasivement… « Oui, Zawrat est pas trop loin ».


C’est en renseignant d’autres personnes (les Français ont pour vocation d’informer les Polonais dans leurs montagnes !), que je lie connaissance simultanément avec 2 randonneuses anglophones. L’une est Hollandaise, et l’autre Polonaise, de Wroclaw. Nous sommes en fait croisés de vue, car elles étaient au même refuge, Betlejemka. L’une d’elles est membre du Club Alpin de Wroclaw, dont j’avais lu le site Internet, mais où j’ai jusqu’à présent failli à aller m’inscrire.
Il est vrai qu’effectuer une ou deux sorties sportives par an, avec crampons, piolet, dans le style Pyrénéen, me manque un peu. Nous avons gardé contact afin qu ‘elle me présente au club, qui fonctionne paraît-il de manière un peu fermée, et il est prévu que j’aille m’inscrire précisément cette semaine !

Nous passons devant le lac à demi-glacé, puis les 4 autres lacs de la vallée, dont les 2 avant-derniers sont de loin les plus grands. Cette grande vallée ouverte rappelle fortement des endroits des Pyrénées comme le Néouvielle ou les Encantats. Mes deux coéquipières continuent après le refuge, avec le reste de la vallée à redescendre.


TatraQuant à moi, je ne sais trop quoi faire : qui dit réveil très matinal dit aussi arrivée très précoce, au refuge, en début d’après-midi… Je vais en vain me renseigner, dans le mince espoir d’obtenir un lit, mais je ne me fais guère d’illusions. Le refuge des 5 Lacs est très joli, mais particulièrement exigu , et en même temps très populaire, trop… Pour demander à l’accueil, je suis obligé de me farcir toute l’attente, car on y sert aussi des boissons, rafraîchissantes. Au bout de dix pénibles minutes, j’arrive enfin au guichet, et j’apprends que la réception se situe… au premier étage !

Dépité, je profite cependant l’opportunité éphémère pour m’offrir une grande bière, avant de me frayer un passage à reculons. A l’étage, une dizaine de personnes attendent, assises sur le sol, dépitées. Une fille a un accès de nerfs : « mais bordel, qu’est-ce qu’ils fichent ! toujours personne ! ». Je laisse traîner mes yeux aux alentours : des personnes ont déjà étalé des tapis de sol dans les couloirs, dans chaque moindre espace… Je laisse tomber. Je ferai probablement comme les deux grimpeurs de l’avant-veille, qui ont dormi « à la sauvage »…


Je pars m’installer un peu plus loin sur la rive du lac, là où la fréquence de passage des randonneurs est moins importante. J’avais emmené les « Lettres de mon Moulin » d’Alphonse Daudet en livre-poche dans mon sac (encore du poids superflu, avec ces fichus crampons que je n’ai pas encore utilisé !). Voici le moment de le savourer, dans cette « Provence » si différente, mais qui sent aussi bon les pins.

Lorsque je commence à lire, je suis baigné par les rayons de soleil qui se réfléchissent sur la surface du lac. Quelques heures plus tard, le soleil a baissé, j’ai déjà remis le pantalon, la polaire et le Kway, toujours assis sur le même rocher, lorsque j’arrête de lire, … Je jette un coup d’œil à la montre. Déjà 19h !

Je retourne au refuge, où le repas du soir doit être servi. « Un gulasch avec des pommes de terre, s’il vous plait ». « D’accord, pour le gulasch, voici le bon, allez faire la queue au service cuisine… mais au fait, vous prenez seulement un goulasch ? Vous ne dormez pas ? ». Je zappe habilement la question, car la personne dernière moi a déjà commencé à commander son plat, retenant son attention.


Le Gulasch avalé, je m’esquive du réfectoire. Le soleil va bientôt disparaître sous les versants des montagnes, c’est le moment que je guettais. Je me dirige vers le 2nd lac de la vallée, le plus grand, et je m’installe à nouveau avec Alphonse Daudet. Mais cela ne dure que quelques minutes, car je troque vite le livre contre l’appareil photo. Les rayons rougeâtres tant attendus sont là, colorant de manière magnifique la montagne en face. Je prends de nombreux clichés panoramiques, jouant avec les effets de réflexion sur le lac, calme comme une mer d’huile.

J’observe par la même occasion le col Szpiglasowa Przełęcz, sur le versant en face, car il s’agit du début de mon itinéraire du lendemain. La neige recouvre une bonne partie de la montée. Mes crampons ne seront finalement pas inutiles…

L’obscurité commence à tomber. Près du refuge, entre les pins nains, j’avais aperçu une aire de pique-nique à l’abri des regards, où d’autres personnes avaient commencé à installer des tapis de sol, lorsque j’étais sorti. Je m’installe à cet endroit là, où a lieu une conversation animée et joyeuse entre une dizaine de randonneurs. On ne tarde pas à me demander d’où je viens (j’ai mon béret, il est vrai), et visiblement le fait d’être français est source d’inspiration, avec autant de sujets de conversation.


Vers 21h30, alors que l’obscurité est totalement tombée, la gérante du refuge fait irruption, et lance à voix haute un avertissement à toute la communauté : « Que ceux qui n’ont pas encore réglé leur nuit le fassent dès maintenant, car vu qu’il est interdit de camper vous ne pouvez dormir qu’en refuge ! A bon entendeur ! ». Deux ou trois autres personnes, visiblement dans la même clandestinité que moi, s’offusquent. « Et ceux qui ne dorment pas DANS le refuge ? » . « Oui, partout où c’est pas le refuge, c’est le Parc National. Et on contrôle ! ». Passablement énervés, moi et mes compagnons d’infortune nous résignons à aller payer.

Dans le refuge Rycerzowa des Beskides, où mon amie et moi avions dormi le mois dernier, sur le sol du réfectoire car il était complet, nous avions du nous acquitter de 10 zlotys contre les 30 normalement demandés pour un lit. Ce sera probablement la même chose ici, me dis-je. Erreur ! En dormant dehors (car le réfectoire, de même que les toilettes, la salle du chauffe-eau, les couloirs, la réception, le sas d’entrée, sont combles), nous devons nous acquitter de 22 zlotys, soit presque le prix intégral ! « C’est du vol ! » s’exclame mon voisin. La gérante hausse les épaules. « Je n’y suis pour rien, moi. C’est comme ça ».

Vous voilà donc prévenus. Si vous envisagez de dormir aux 5 lacs, mieux vaut la jouer comme les 2 grimpeurs que j’avais vu l’avant-veille, en prenant bien soin de ne pas vous faire remarquer, comme je ne l’ai naïvement pas fait…

Je rejoins les dormeurs à la belle-étoile, dont l’un est francophone. Nous rions de la mésaventure et bavardons brièvement montagne., avant de nous coucher rapidement, car tout le monde veut se lever tôt.


C’est l’une des rares nuits à la belle-étoile que j’ai passé de ma vie, et celle-là est particulièrement fraîche, d’importants écarts de températures sévissent encore dans les Tatras à cette saison, entre la nuit et le jour.

Lorsque je me réveille, j’ai déjà la polaire, le Kway, le pantalon, les gants et le bonnet, tout en étant dans le duvet, et j’ai horriblement froid aux pieds. Je n’avais pas pris mon duvet montagne, qui était plus lourd… erreur.

Le ciel est bleu mais le soleil n’est pas encore levé. Je regarde l’heure : 4h30. Tant pis, je démarre. Tout le monde est encore assoupi tout autour. Je fais chauffer le thé (j’ai le réchaud à gaz, au moins une bonne chose à laquelle j’ai pensé). Pendant le déjeuner, j’ai à nouveau le loisir de photographier le lac, avec des reflets roses clairs des rayons de l’aurore.

Le soleil se lève très tôt par ici, cela s’explique par plusieurs facteurs : proche du solstice d’été, en étant relativement au Nord, et par le fait que la Pologne est calée sur le même fuseau horaire que la France, alors qu’il y a plus d’une heure solaire d’écart.

Lorsque tout mon attirail est à nouveau hissé sur mon dos, les premiers autres randonneurs ouvrent finalement un œil. « Déjà ? ». Je trouve la situation assez cocasse, avec mon simple béret planté sur la tête, prêt à partir…


Les genoux n’ont toujours pas digéré la course contre l’orage de l’avant-veille, et la sensation de fatigue dans mes jambes est encore accentuée par le froid qu’elles ont subi toute la nuit, immobiles.

Je me dirige lentement sur le chemin que j’ai descendu la veille, jusqu’à la jonction avec le sentier montant à Szpiglasowa Przełęcz.

TatraCe morceau de sentier traverse la vallée de part en part, et les perspectives sur les 5 lacs y sont de toute beauté, dans les rayons du matin. Bientôt, je m’élève dans les pierriers qui forment le contrefort de ce pan de montagne ; je traverse 2 ou 3 petits névés avant de chausser définitivement les crampons. La distance n’est pas longue, à peine 300m, mais la neige est dure, et sur la fin, le dévers est suffisamment important pour justifier leur usage. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas replanté mon piolet dans la neige, et ressenti la morsure veloutée des crampons sous mes pas !

Durant ces petits 300 mètres qui durent quelques minutes, je me replonge avec délectation dans des souvenirs Pyrénéens. Il faut absolument que je recommence à faire des sorties comme ça de temps à autre. Mais le névé se termine. La neige arrive sur un point abrupt, où le sentier scabreux est déjà équipé d’une chaine. J’attache les crampons à mon sac, et j’atteins rapidement le col Szpiglasowa.

Mieux qu’un col, cet endroit est aussi un sommet, il y a le pic voisin Szpiglasowy Wierch, juste 100m dessus, avec un petit aller-retour sur la crête. Il culmine à 2172m, et tout comme Świnica c’est un point de vue remarquable.

Ais-je parlé des altitudes ? Ces histoires de via ferrata et de crampons doivent vous faire sourire, dans cet environnement de pics évoluant entre 2000m et 2500m. Pourtant, nous sommes dans un décor très minéral et alpin. En observant les étages, la végétation, etc.., et pas seulement ces jours-ci mais dans l’ensemble de mes sorties, j’estime qu’il y a environ 700m de différence avec les Pyrénées. Les plus hauts pins à crochets arrivent à 2500m d’altitude ; ici, le manteau de pins nains se disperse au delà de 1800m. Świnica avait l’allure et la classe d’un grand 3000, quant à Szpiglasowy Wierch, il enfile aisément les vêtements d’un pic à 2700 ou 2800. L’explication est géographique et climatique, car nous sommes situés plus au Nord, à la latitude de la Normandie.

Il est 8h du matin, j’ai le sommet pour moi tout seul. Szpiglasowy Wierch propose une vue de tout premier ordre, sur les 5 lacs, désormais sous les ombres de premiers nuages naissants. A l’Ouest, côté Slovaque, une superbe perspective plongeante sur la vallée Kôprová dolina (« vallée des Aneths ») et le lac glaciaire Nižné Temnosmrečinské pleso. Et enfin, côté Est, sur la troisième grande vallée dont l’exploration était l’objet de ce séjour dans les Tatras : la vallée Dolina Rybiego Potoku (« vallée du ruisseau à truites »), plus communément connue sous le nom de Vallée de Morskie Oko, du nom du très grand lac qu’elle renferme.


TatraMorskie Oko est un endroit emblématique des Tatras. Passons le réquisitoire sur sa sur-fréquentation, dont le début du compte-rendu vous a donné un avant-goût, pour un bref tour d’horizon :
L’ « œil de la mer », comme son nom signifie, cumule les superlatifs. C’est le lac glaciaire le plus large des Tatras, le plus profond aussi. Situé dans une enclave encaissée, tout au contraire de la vallée des 5 Lacs, cela accentue encore davantage le spectaculaire de l’endroit. C’est l’un des seuls lacs à être situé aussi bas, à l’étage de la forêt, fait également assez notable pour être souligné pour un lac de cette taille.  Ce qui rend ses rives de toute beauté.

C’est probablement la couleur bleu-océan de ses fonds profonds qui est à l’origine de son nom, et de la légende associée, qui le lierait par un conduit sous-terrain, à la mer Adriatique. Cette dernière raconte comment on y aurait retrouvé les restes d’un navire, ainsi qu’un coffre de pierres précieuses, ayant coulé précisément dans l’Adriatique…

Puisque j’ai fait tout à l’heure la comparaison entre Colomers et les 5 Lacs, faisons-en une nouvelle entre le lac d’Oô et Morskie Oko. Le parallèle est valable aussi pour le fait que Morskie Oko est secondé par un deuxième lac presque aussi grand, plus en amont, le lac Czarny Staw Pod Rysami (l’équivalent d’Espingo, en plus proche). Ajoutons enfin qu’au dessus de Czarny Staw Pod Rysami, c’est la voie qui monte au pic Rysy, 2503m, point culminant de la Pologne (mais pas des Tatras), sur la frontière.

Du sommet, je n’apperçois encore que le reflet d’une portion du lac Czarny Staw, encore dans l’ombre, mais au fur et à mesure que je descends, sur un long sentier maintenu en lacets, le site se révèle à mes yeux. Quelle chance de le découvrir pour la première fois ainsi, par le haut, dans la quiétude matinale, au lieu du rush depuis le parking et la route goudronnée du bas !


A mi-chemin de la descente se présente une cuvette, où gisent deux petites laquettes glaciaires, à peine débarrassées de leurs banquises hivernales. Chaudement vêtu depuis mon départ, je choisis d’y faire une pause, car je commence à fondre depuis le début de la descente en plein soleil. Les crampons, guêtres et veste rejoignent le fond du sac, au profit du short et de la crème solaire.

Puis, je décide de m’avancer un peu en direction des petits lacs et du fond de ce cirque, par simple curiosité. Il y a une grand couloir redressé, encore enneigé, dans lequel continue normalement le sentier, finissant en cul de sac sur un col frontalier : Wrota Chałubińskiego. Ce passage donne accès aux deux lacs Temnosmrečinské plese, mais malheureusement, la partie terminale du sentier côté Slovaque est interdite, le sentier officiel s’arrêtant au lac. Je reviendrai sur ce sujet.


Je croise le premier groupe de randonneurs en reprenant le sentier principal. L’autre intérêt de cet endroit, pour les randonneurs, est que cette cuvette permet l’accès à « Mnich ». Le « moine », son nom, est une pinacle de forme spectaculairement pointue, vue du lac de Morskie Oko. Tous les alpinistes friands de grimpe sont attirés par cette aiguille et viennent l’escalader, en y accédant par derrière.

Entre temps, les premiers rayons de soleil sont apparus et sondent tels des projecteurs, les fonds des lacs Morskie Oko et Czarny Staw, que j’aperçois désormais nettement. La descente plonge vers le Nord-Est, à travers la forêt, pour se rapprocher du déversoir du lac de Morskie Oko, où se situe le refuge. J’atteins ce dernier, où je suis assez étonné du peu de monde, malgré le bar en terrasse entièrement rempli. Il est encore assez tôt, 10h, et je décide de rendre visite au lac du dessus, Czarny Staw, en effectuant par la même occasion un aller-retour par les deux rives du lac Morskie-Oko.


Je longe en premier la rive Est, que je juge plus intéressante car côté opposé de celui que je surplombais en descendant, et à l’ombre. Elle décrit de petites criques et de petits promontoires où les sapins viennent pousser jusqu’à l’extrémité. L’eau est émeraude, l’ambiance enchanteresse, on se croirait dans les Rocheuses du Canada. Et il n’y a presque personne…

Parvenu à l’extrémité opposée, je commence à monter le court passage qui mène au lac supérieur, Czarny Staw. Mes jambes commencent vraiment à avoir leur dose, le début est dur… et quel dommage que je ne puisse pas abandonner provisoirement mon sac à dos ici, comme j’avais fait pour Kościelec à 6h du matin ! 250m plus haut, me voilà au bord du Czarny Staw Pod Rysami, lui aussi avec un zeste de glace, une île de banquise en forme de croissant de lune, qui se déplace lentement au gré du vent.


L’endroit est impressionnant. Partout autour, nous sommes dominés par un cirque rocheux dont les parois surplombent de 800m ! Les nuages naissants ont fini par former des cumulus qui accrochent en permanence les crêtes, le soleil est caché. Ce chaos granitique de roches sombres est lugubre. Il n’y a aucun doute sur l’étymologie de « Czarny Staw », le lac noir. Si Morskie Oko rappelle l’Adriatique, celui-ci inspire les Fjords de Norvège !

« Pod Rysami », car le Lac noir se situe sous le pic Rysy. Il s’agit du pic le plus haut de Pologne, bien qu’il ne soit pas le plus haut des Tatras, et il fait partie des « très grands », à 2503 m. Très fréquenté à la saison estivale, son accès est encore délicat en cette période-ci. Mes yeux examinent la rive opposée du lac, et je remonte des yeux le sentier, qui après une attaque raide en lacets, se dirige sur la gauche le long d’un grand pan de montagne à inclinaison constante. Non loin de la fin, le sommet se conclut via une zone que j’imagine sans peine équipée de chaînes.


TatraLa neige recouvre beaucoup d’endroits, et ramollit en ce milieu de journée. Néanmoins, de la foule qui pique-nique avec moi au bord du lac, et qui grossit sans cesse, je vois régulièrement des gens sortir pour s’aventurer sans crampons vers le début de la montée. J’en aperçois d’ailleurs plusieurs de loin, bien engagés sur la voie. Certains redescendent après des hésitations, d’autres continuent, l’un air de se dire « allons aussi haut que nous pouvons ». Le soir du lendemain de mon retour des Tatras, j’apprendrai qu’un adolescent a fait une chute mortelle en glissant sur la neige, précisément sous le pic Rysy…
En ce qui me concerne, cette reconnaissance visuelle satisfait pleinement ma curiosité pour aujourd’hui. Il est prévu de longue date que nous montions au Rysy, mon amie et moi, à la fin de l’Automne, lorsque les conditions météo seront les plus favorables, et que nous passions une nuit au Chata Pod Rysami, le refuge le plus haut des Tatras, 250m en contrebas du sommet versant Slovaque. Je rêve également de cette opportunité pour prendre couchers et levers de soleil en photo, du sommet. Une entreprise qui ne manquera pas de romantisme, pour sûr !


Rysy n’est pas le seul sentier qui monte de ce lac. A droite, un autre sentier, tout aussi scabreux, monte en direction de Mieguszowiecka Przełęcz ; il s’agit là aussi d’une haute brèche, comme Wrota Chałubińskiego, qui donne sur la Slovaquie, mais malheureusement, sans continuité sur le versant Slovaque. Ce qui permettrait l’accès à la vallée Mengusovská, par le grand lac Hincovo pleso, l’alter ego de Morskie Oko, plus grand lac des Tatras Slovaques.

Il y a encore un exemple de ce cas de figure avec le col Gładka Przełęcz, sous le pic Świnica, de même que la continuité du sentier vert menant au col Liliowa.

Nous en venons à mon dernier petit « coup de gueule »… Pourquoi tant de passages transfrontaliers, tant de possibilités de boucles intéressantes, pour les randonneurs sportifs, ne sont pas possibles ? Officiellement, il est interdit de sortir des sentiers pour préserver la faune, la flore… mais il suffirait de 200m de jonction ! N’est-ce pas un simple prétexte ?

La vraie raison est la suivante : Slovaquie et Pologne marchent tout droit vers l’élargissement de l’espace Schengen, ce qui rendrait du coup obsolète toute notion de frontière par les sentiers de montagnes. Les Tatras Polonaises sont bien plus courues que les Slovaques, et le TANAP, le Parc National Slovaque, qui redoute un afflux incontrôlé de touristes Polonais, cherche à tout prix un prétexte pour « contenir » la déferlante…

Ce qui explique qu’à ce jour, seulement deux passages transfrontaliers soient officiellement ouverts : les sommets de Rysy et de Wolowiec.

Divers sondages démontrent que ces craintes sont injustifiées. D’abord, il est parfaitement possible pour un Polonais d’aller démarrer sa randonnée en Slovaquie. D’autre part, seul un pourcentage quasi-négligeable de randonneurs effectuent des circuits sur plusieurs jours (et donc potentiellement transfrontaliers). Espérons que le TPN et le TANAP trouvent un accord prochainement, et que cesse l’ « hypocrisie » des sentiers protégés…


Me revoici à Morskie Oko, me dirigeant via l’autre rive de nouveau vers le refuge. En 1h30, l’endroit est devenu méconnaissable.

Je peine à me frayer un passage pour sortir du sentier et m’extraire de la terrasse devant le lac. Des dizaines de voyages organisés (il est possible de monter en calèche) ont déposé là des centaines et des centaines de personnes, toutes dans le même embarras, qui se cherchent et s’appellent entre elles, appareil photo dans la main, cherchant les toilettes, cherchant à manger, cherchant le mari ou les enfants, dans une bousculade indescriptible.

Je n’ai plus d’eau dans ma bouteille, je décide d’aller voir au refuge si l’eau est potable. Des dizaines de badauds entrent et sortent, comme s’ils cherchaient le métro. Je parviens aux toilettes en sous-sol, où une femme assise fait payer, comme aux toilettes du Macdonald. Il souffle un vent de panique, même jusqu’ici. Je lui explique que je désire juste remplir ma bouteille, ce qu’elle accepte dans un élan de patience…

Puis je m’extrais, puis je me fraie à nouveau un passage dehors, vers la route revêtue, où la densité de la foule diminue dégréssivement, et dont je m’éloigne sans m’accorder de répit pendant quelque minutes.


A l’évidence, il convient désormais de parler du « problème Morskie Oko ». Comment la rive d’un lac de montagne peut-elle accueillir la même foule que le Trocadéro ? Il est impossible d’enrayer le mouvement de bouche-à-oreille, qui déborde désormais aussi largement à l’étranger, avec la popularité croissante de la Pologne comme destination touristique…

Que faire ? Fermer la route aux calèches, ce qui priverait les personnes à mobilité réduite de l’un des plus beaux panoramas ? Des yeux montagnards valent autant que des yeux de néophytes. Limiter l’accès au lac avec des quotas ? Des heures d’ouverture ? Un prix plus élevé à l’entrée du parc ? Promouvoir davantage d’autres parties de la chaîne ? Personne n’a la réponse, personne ne sait comment enrayer et stabiliser la fréquentation du site de Morskie Oko.


Je descend la route bitumée de Morskie Oko durant 1h et demie, et je ne cesse de croiser davantage de foule, qui monte, qui monte… même si le ciel commence à être noir, derrière moi.

L’aménagement de cette chaussée « pour véhicule » date d’il y a quelques dizaines d’années; il est désormais interdit de l’emprunter à titre privé, car elle est dans l’enceinte du parc. D’ailleurs, elle tombe en ruine, la rambarde est à moitié ensevelie dans le bas-côté, et des glissements de terrain ont emporté une partie du revêtement, par endroits sur la moitié de sa largeur.


Sur la fin, la vallée de Morskie Oko et la vallée Bielovodská ne forment en fait qu’une vallée : la rivière qui coule au centre fait office de frontière Polono-Slovaque. Pour le randonneur Polonais, il est impossible de bifurquer à cet endroit là et remonter l’autre vallée. Pour le randonneur Slovaque, pas de possibilité de dormir au refuge Roztoka, situé au confluent des deux, mais côté Polonais. Non, il faut redescendre, bien des kilomètres plus bas, à la frontière routière de Łysa Polana, si l’on veut passer de l’une à l’autre. Voilà encore une absurdité, qui persistera aussi longtemps que le désaccord entre le TPN et le TANAP, fi de l’entrée dans l’espace Schengen…


TatraMe revoilà enfin à ma voiture, incandescente comme un four solaire. Je n’ai pas la force ni la volonté de faire un quatrième jour de randonnée, d’ailleurs la météo du Dimanche est annoncée orageuse. Orage qui commence à poindre, des cumulus noir comme de l’encre ont investi les sommets.
Je m’arrête à Bukowina Tatranska, où j’achète un excellent « Oscypek », le fromage de brebis fumé des Tatras, à une vielle femme sur le bord de la route, et je file vers Wroclaw, vers laquelle 4h de route m’attendent, ponctuées d’averses et d’éclairs.

Ainsi s’achève ma boucle, et méditant, le regard rivé sur les pointillés de l’Autoroute, j’estime le bilan plutôt positif.


Les Hautes Tatras Polonaises sont faites de paradoxes et de contrastes.

Nous avons là une toute petite partie de la chaîne dans son ensemble, mais qui regroupe à vrai dire un bon nombre de ses spécificités les plus remarquables.

Il y a là indiscutablement la plus grande richesse lacustre, et les sites des plus originaux de la chaine.  Czarny Staw Gąsienicowej, Wielki Staw, Morskie Oko, Czarny Staw pod Rysami, sont les 4 plus grands lacs de toutes les Tatras. Au delà de leur taille, leurs environnements respectifs, ces trois vallées dans lesquels ils se trouvent, sont des sites hors du commun, qui interpellent, qui ne peuvent laisser le regard indifférent. Il est aisé de comprendre comment les Tatras Polonaises ont inspiré des générations d’artistes, de tous temps.


Humainement parlant, le paradoxe est au moins aussi grand. D’un côté, nous avons cette foule incontrôlable, cette marée de touristes pas toujours prudents ; ce Parc National en proie à tout un tas de phénomènes, de dilemmes complexes à gérer. Malgré ça, les Tatras gardent encore et toujours leur magie, exercent toujours la même fascination, conservent la même convivialité.

Il est possible d’y faire des rencontres extraordinaires, de passer des moments inoubliables même en y venant seul. Il y aura toujours les « Taterniks », comme on appelle cette frange de la population que constituent les passionnés, cette émulation saine qui en résulte, basée sur les valeurs fondamentales que sont le respect, le partage, l’amour de la nature. Cette petite langue de haute montagne, ces trois vallées, ont produit et produisent encore nombre d’Alpinistes et autres Hymalayistes de renommée mondiale.

Pour toutes ces raisons, les Hautes Tatras Polonaises sont des montagnes pleines de charisme, que chacun se doit de visiter un jour. Puissent-elles garder leur magie encore longtemps.


Eric Visentin


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