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Lumières de Joseph Czapski
Jil Silberstein




U
n hommage - genre littéraire très délicat et fort réussi ici -, une confession, un bref condensé de l’histoire récente de la Pologne en marche vers l’Europe - qui l’a hélas trop souvent marginalisée -, un catalyseur: court, dense, l’ouvrage que signe Jil Silberstein aux éditions Noir-sur-Blanc est un peu tout cela à la fois. Sous une couverture noire illuminée par le visage souriant et fraternel de Joseph Czapski, cou décharné flottant dans un col de chemise trop grand pour lui, coiffé d’une belle chevelure plus blanche encore. Une composition chromatique que cet admirateur de Goya aurait certainement appréciée!

L’hommage. « A une époque où je me consumais, ce peintre que harcelaient les misères du grand âge fut mon Virgile… », écrit en préambule Jil Silberstein. Récit d’un éblouissement que l’auteur conserve précieusement dans son cœur et dans son esprit, ce petit ouvrage rapporte de manière tout à fait linéaire un cheminement commencé dans les années 1970. Sur les hauts de Lausanne, avec quelques amis, le jeune Silberstein refait le monde semaine après semaine, dans le salon de Dimitri - le lecteur connaissant ne serait-ce qu’une parcelle de la scène éditoriale de Suisse romande reconnaîtra immédiatement Vladimir Dimitrievitch, l’éditeur serbe audacieux et intelligent grâce à qui la littérature étrangère a pénétré dans les bibliothèques familiales de ce coin de pays, où les rares Polonais se souviennent de la publication de « L’Inassouvissement » de Witkiewicz (L’Age d’Homme 1970). C’est là que l’auteur rencontre Joseph Czapski peintre « (…) chaque mur, chez Dimitri, nous apportait la preuve de son immense talent (...) ». Le destin exceptionnel de Joseph Czapski ajouté à l’oeuvre picturale, il n’en fallut pas plus pour que le jeune homme saisisse la première occasion de rencontre. Impressionnante, monumentale, fondatrice, entre deux hommes séparés par un demi-siècle, deux guerres qui ont fait du XXe un siècle abreuvé de terreur et de sang, et des millions de morts. Un premier partage intellectuel suivi de nombreux autres, toujours édifiants et formateurs entre doutes et enthousiasmes, stimulants et propres à canaliser la fougue de la jeunesse en quête de connaissance, de sens de la vie. A la clé, dans une atmosphère de confiance, l’approche exigeante de l’humilité, de la recherche de vérité, de la bonté, autant de pratiques quotidiennes chez Joseph Czapski l’humaniste, personnalité plus proche d’une existence à la spartiate que des effets mondains, et ô combien plus soucieuse d’être que de paraître. Retenue, pudique, l’émotion affleurant à chaque page mais sans pathos ni falbalas, cette petite histoire croisée entre deux hommes est rythmée par un échange épistolaire profond, amical et respectueux. Cet hommage est enrichi de photographies des différents âges de Joseph Czapski, ainsi que d’une sélection de reproductions en couleurs de peintures; il se lit d’un seul souffle. Puis il se repense longuement, laissant un regret: celui de n’avoir pas eu la chance de connaître Joseph Czapski, l’homme lumineux, le peintre, l’écrivain, l’éclaireur, le passeur.

La confession. Le besoin de garde-fou, de guide, au moment de la vie où tout semble possible et réalisable, y compris le désespoir, la quête de l’expérience, de savoir, de spiritualité. Joseph Czapski a laissé venir à lui le jeune Jil Silberstein, l’interrogeant, l’écoutant, l’adoptant; sans lui donner de leçon, il lui a indiqué les écueils, tout en lui ouvrant des pistes. Puis, parce que « la vie qui va, rudoie, appelle… », les rencontres se sont espacées, l’auteur s’est installé outre-Atlantique pour un temps, sans revoir Joseph Czapski, mais sans l’oublier non plus. Dix ans après sa mort, l’opportunité était belle d’évoquer « la figure de Joseph Czapski, connue de quelques-uns, inconnue de tant d’autres » et qui « continue de m’éclairer», précise Jil Silberstein.
La Pologne. Parler de Joseph Czapski , aristocrate né à Prague en 1896, étudiant à Saint-Pétersbourg, mobilisé en 1916, puis en 1939, en captivité à Starobielsk avant d’enquêter sur ses compagnons assassinés à Katyn dont il fut l’un des rares rescapés, revient obligatoirement à évoquer le destin tragique de la Pologne: partagée par ses voisins jusqu’à l’inexistence, massacrée deux fois – Joseph Czapski recherchera les officiers polonais disparus en Russie en 1918 et en 1941 en vain, et pour cause! -, prisonnière du totalitarisme soviétique, en état de guerre en 1981, en lutte jusqu’à l’effondrement du communisme. Un destin depuis toujours lié à l’Europe occidentale, que la Pologne n’a cessé de revendiquer, y compris à travers ses poètes. Le petit livre de Jil Silberstein y fait sans cesse référence.
Le catalyseur. Peu connu, majoritairement inconnu. Pour qui fait la connaissance de Joseph Czapski grâce à l’ouvrage de Jil Silberstein, l’envie sera irrépressible d’en savoir plus sur un homme aussi rayonnant et érudit, aussi fraternel et plein de compassion. Joseph Czapski a traversé le XXe siècle en acteur et en observateur mais, surtout, en Européen accompli, de Prague la ville natale à Przyluki (actuelle Biélorussie) le lieu de l’enfance, de Saint-Pétersbourg où il se laisse pénétrer par le pacifisme à son retour à Petrograd où il vient en aide aux plus démunis, de l’Académie des beaux-arts de Varsovie en 1918 à l’infructueuse recherche en Russie, de l’Académie des beaux-arts de Cracovie dès 1921 à Paris en 1924, conduisant le groupe des Kapistes (Komitet Pariski), en réaction contre la peinture de genre toujours en vogue en Pologne, mouvement se fortifiant grâce à la découverte des Fauves, du cubisme, de Cézanne, que Czapski ne cessera d’évoquer et d’invoquer. Deux ans plus tard, malade, Joseph Czapski est en convalescence à Londres où, hormis des visites assidues à la National Gallery, il se plonge «avec un émerveillement croissant» dans la lecture de Proust - il maîtrise parfaitement la langue française. « Ce n’est que grâce à une fièvre typhoïde qui me laissa impotent tout un été que je pus lire son œuvre entière », écrit-il dans son introduction à « Proust contre la déchéance - Conférences au camp de Griazowietz» (Noir-sur-Blanc 1987), où il est prisonnier. Jusqu’en 1939, alors chef de file de la peinture moderne en Pologne, Joseph Czapski peint, expose avec les Kapistes ou individuellement, à Paris, Varsovie ou Genève, sans pour autant négliger l’écriture, sur l’art mais encore sur la philosophie, Rozanov en l’occurrence. Le 1er septembre 1939, jour de l’agression de la Pologne par les forces allemandes, il rejoint son régiment à Cracovie; le 27 septembre, il est fait prisonnier par les Soviétiques. «Souvenirs de Starobielsk» (Noir-sur-Blanc 1987) témoigne de la misère des détenus lors même que Joseph Czapski « trouva dans la souffrance la force morale d’initier ses amis (…) aux œuvres de Proust et à la peinture française des deux derniers siècles » (Gustaw Herling-Grudzinski). En 1941, libéré, Joseph Czapski enquête sur la disparition des 15.000 officiers polonais prisonniers en Russie - l’horrible massacre de Katyn. Puis, chargé de la vie culturelle de l’armée polonaise, il traverse avec celle-ci le Turkestan, l’Iran, l’Irak, la Palestine, l’Egypte, pour se retrouver, enfin, en Italie à la fin de la guerre.

Jusqu’à sa mort, le 12 janvier 1993, Joseph Czapski vivra en exil à Paris, partageant ses activités entre peinture et expositions, voyages en Europe et outre-Atlantique, collaborations à de nombreuses publications, en priorité « Kultura », le refuge et le porte-parole de l’intelligentsia polonaise en exil. «Tumultes et spectres » (Noir-sur-Blanc 1991) apporte des éclairages passionnants sur ce demi-siècle d’un humaniste lumineux, « peintre, critique d’art, grand lecteur et causeur étincelant, disciple inassouvi et maître involontairement intransigeant », écrit Gustaw Herling-Grudzinski, poursuivant: «Ce n’est pas seulement à la Pologne que Joseph Czapski doit sa formation intellectuelle et morale. Des années passées dans le rayonnement de la culture française, ainsi que l’emprise de quelques grands écrivains russes y ont aussi contribué ».
Enfin, il convient encore d’ajouter que l’opuscule de Jil Silberstein est également précieux pour sa mise en évidence de l’intérêt que la Suisse romande a manifesté à Joseph Czapski. A Chexbres, village suspendu entre terre et ciel sur les hauts du lac Léman, la galerie Plexus a été créée par Richard Aeschlimann, compagnon des soirées chez Dimitri, sur un coup de tête pour faire connaître l’œuvre picturale de Joseph Czapski et les expositions s’y sont succédé pendant plus d’un quart de siècle! Actuellement, c’est sans doute le lieu où l’on peut voir réunis le plus grand nombre de tableaux de Czapski. Avis aux amateurs!
De plus, il n’est peut-être pas inutile de savoir que « Lumières de Joseph Czapski » sera incessamment mis en vente en Pologne. « Il a déjà été traduit », confie Jil Silberstein.

Sonia Graf Stawarz