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«VADE-MECUM»
CYPRIAN NORWID




Cyprian Norwid, un poète maudit?
Mort dans l’oubli en 1883, héros de symboliques funérailles nationales en 2001 à la cathédrale du château royal de Wawel à Cracovie, où il a rejoint la crypte des grands poètes Adam Mickiewicz et Juliusz Slowacki, Cyprian Kamil Norwid a vécu de création littéraire (nouvelles, théâtre, poésie), de sculpture, de peinture, d’errances, de misère, d’amours déçues, d’indifférence et de solitude. D’esprit et de foi aussi. Surtout. «Norwid»: «celui qui veut voir» en lituanien.
Orphelin de mère à 4 ans, témoin à 9 ans de l’insurrection de 1830 caractérisée par les violences de la répression, de la déportation et de l’émigration, vouant sa prime jeunesse aux rencontres mondaines dans les salons varsoviens où l’on cause comme à la bohème de son temps, fasciné par l’Antiquité, l’Italie, passionné d’archéologie, infatigable voyageur dans une Europe où se préfigurent les révolutions de 1848 et plus tard l’avènement de la Commune de Paris, happé entre-temps (1853) par New York et le Nouveau-Monde où il exercera les métiers les humbles, Cyprian Norwid finira son existence à l’hospice Saint-Casimir, en région parisienne, rongé par la tuberculose.
Sans avoir jamais cessé de créer, d’écrire.
Pour le plus grand aveuglement de ses contemporains, pour le plus grand bonheur des générations à venir. Sans fortune palpable, ce visionnaire singulier et mystique qui lisait une douzaine de langues, dont le chinois, laissait en effet un présent inestimable à l’humanité: des montagnes de manuscrits inédits. Ce n’est qu’une vingtaine d’années après sa mort que le monde prit conscience de ce trésor et commença à s’y intéresser. Un intérêt qui n’a fait que croître, le poète s’étant mille fois avéré, depuis, être le socle de la poésie polonaise du XXe siècle – en témoignent les deux Prix Nobel de littérature Czeslaw Milosz et Wislawa Szymborska, en témoignent Jozef Czapski ou le pape Jean-Paul II, ce dernier reconnaissant en Norwid «un des plus grands poètes et penseurs de l’Europe chrétienne», en témoigne encore Witold Gombrowicz, qui ne cachait pas son admiration pour Norwid.
Mais, du symbolisme aux avant-gardes de l’entre-deux-guerres, des nouveaux romantiques de la 2e Guerre mondiale, en passant par la nouvelle vague qui suivit et la tonitruante génération 1968, la littérature n’est pas seule à s’être nourrie de l’œuvre de Norwid, ainsi que le suggère
Christophe Jezewski, qui a établi la présente luxueuse édition de «Vade-mecum» (papier satiné et trente-quatre reproductions d’œuvres picturales extrêmement sensibles de Norwid, que d’aucuns n’hésitent pas à comparer aux plus grands graveurs de l’histoire de l’art);
d’éminents cinéastes polonais (W. Has, K. Kutz, K. Kieslowski, K. Zanussi) ou le merveilleux compositeur H. M. Gorecki dont la 3e Symphonie a ému le monde entier, ont certainement été influencés par la «poétique du silence» de Norwid. Dans la postface de C. Jezewski, le lecteur appréciera aussi la convaincante démonstration de l’influence de la pensée confucéenne sur Norwid, poète d’inspiration chrétienne aux connaissances universelles s’adonnant, parfois, à la peinture chinoise des oiseaux et des fleurs.
Unanimement considéré comme le chef-d’oeuvre de Cyprian Kamil Norwid, «Vade-mecum» est un condensé de la pensée et de l’écriture norwidiennes. Ce recueil, que les spécialistes placent au sommet de la poésie universelle, rassemble une centaine de poèmes écrits sur une durée d’une vingtaine d’années, quand bien même la majorité de ceux-ci a été composée en 1865 et 1866. A l’image de l’histoire de la Pologne, l’histoire de ce livre est elle aussi mouvementée: un premier projet d’édition à Leipzig échoue, le manuscrit passe de main en main d’héritiers divers, perdant ici ou là quelques pages, avant d’être «redécouvert» au début du XXe siècle et partiellement publié. En 1947, petit miracle à Varsovie, où un fac-similé du manuscrit autographe est retrouvé dans les décombres de la ville rasée par les Allemands: «Vade-mecum» est enfin publié. Suivra une édition imprimée en 1953 en Angleterre, puis une édition en Pologne en 1962. Depuis lors, les rééditions n’ont pas cessé, dont la présente chez Noir sur Blanc, abondamment enrichie de notes et commentaires apportant un puissant éclairage sur les intentions de Norwid et le contexte dans lequel chaque poème a été écrit.
« Le devoir de l’écrivain est d’être un homme de son temps, son devoir moral est de juger, de jauger, de révéler la vérité, de la distinguer du mensonge et de l’erreur. De discerner le Bien du Mal. Sans cesser d’être poète», écrit Jozef Fert dans sa préface. Norwid n’en oublie pas pour autant l’ironie, l’un des instruments majeurs de son arsenal. Il se sert en effet de sa langue comme d’un atelier d’outils, non seulement à des fins de variations typographiques chargées de sens, mais également en la triturant de partout, la malaxant dans ses racines, comme si la langue, le verbe porté à son plus haut degré, était une matière plastique parfaitement malléable: c’est ainsi que Norwid parvient à dire tant au moyen d’allusions, d’aphorismes, d’ellipses, de silences, de concision, dans une versification libre, aux rythmes totalement inattendus («Le Piano de Chopin» en particulier). Sans jamais rechercher d’effets, mais toujours animé d’une volonté didactique, en une quête incessante de Beauté et de Bonté, la clé de sa pensée et de ses recherches.
«Vade-mecum», guide poétique dans lequel l’auteur invite le lecteur à de salutaires promenades au gré d’un long et profond voyage intérieur, n’a pas fini de livrer ses richesses.
Né la même année que Dostoïevski, Flaubert et Baudelaire, Norwid est souvent rapproché de l’auteur des «Fleurs du mal». Jozef Fert en éclaire les similitudes et les oppositions, d’autres commentateurs y décèlent les éléments d’une polémique, voire une réponse aux «Fleurs» de Baudelaire, quand tous accordent à l’un et à l’autre des poètes un rang égal au sommet de la hiérarchie poétique universelle.
Qu’il nous soit permis, au terme de cette rubrique, de signaler à nos lecteurs avides de poésie polonaise la monumentale et remarquable publication, chez Noir sur Blanc toujours, du «Panorama de la littérature polonaise du XXe siècle – Poésie I et 2» (éd. 2000) de Karl Dedecius . De quoi mesurer les diverses influences exercées sur ses successeurs par le fascinant Cyprian Norwid.

Sonia Graf Stawarz