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GOMBROWICZ en Argentine 1939-1963
Rita Gombrowicz




«Comment vois-tu ton œuvre dans vingt ans ?» - «Le communisme tombera et alors je serai en Pologne l’écrivain number one !», avait répondu à son épouse Witold Gombrowicz. L’année 2004, déclarée Année Gombrowicz en Pologne, la Saison polonaise en France « Nova Polska » dont la programmation fut largement ouverte aux célébrations du centenaire le plus jeune, le plus novateur, celui qui fit de l’immaturité sa règle de vie, selon Michel Polac, lui ont pleinement donné raison. Dans le concert éditorial entourant cet événement, les Editions Noir sur Blanc ont publié deux livres simultanément

GOMBROWICZ en Argentine.
Les trois cents pages dues à l’excellente Rita Gombrowicz captivent le lecteur aussi délicieusement qu’un roman à composantes multiples. Car le travail de recherche de la veuve poursuivant inlassablement la moindre information propre à éclairer tant l’homme exilé que l’œuvre, qu’elle veut contribuer à faire rayonner, est le fruit d’une patiente enquête de plusieurs années, nourrie par deux longs séjours en Argentine. Des séjours visant à rencontrer un maximum de personnes ayant côtoyé le célèbre écrivain, de près ou de loin, dans tous les milieux qu’il a pu fréquenter à Buenos Aires et ailleurs en Argentine, afin de recueillir leurs témoignages, écrits ou oraux, spontanés ou sous forme d’interview. Dans le livre, ceux-ci sont mis en regard d’écrits de Gombrowicz et de correspondance. Il en résulte une évocation polyphonique extrêmement vivante de l’environnement de l’auteur, né le 4 août 1904 dans la propriété familiale de Maloszyce, à 200 km au sud de Varsovie, et que le destin a jeté sur le port de Buenos Aires juste avant que l’Allemagne hitlérienne envahisse la Pologne: «Mon pied a touché le sol argentin le 22 août 1939 – et depuis, combien de fois n’ai-je pas interrogé: combien d’années? sera-ce long encore? – et ce 19 mars 1963, je vis la fin qui arrivait» (in «Journal Paris-Berlin»). Une fresque, quasiment une biographie, dans laquelle chacun des protagonistes est brièvement mais scrupuleusement mis en perspective, dans le but de tisser au plus près la trame d’un exil de 24 ans, dans la misère matérielle et la grandeur intellectuelle.
Pour composer avec la première, qui aurait été insupportable sans la solidarité constante de nombreux Polonais de l’émigration ainsi que d’amis argentins, le «comte», l’aristocratique Gombrowicz savait porter les élégants costumes que lui passait après usage le directeur de la Banco Polaco, comme il avait l’art de se faire inviter aux tables de ses proches, ou encore celui de rassembler des auditoires à ses conférences et autres leçons de philosophie: de quoi rassembler quelques précieux pesos. La seconde, elle, amorcée en Pologne avec la publication de « Ferdydurke » en 1937, d’ «Yvonne, Princesse de Bourgogne » l’année suivante, ainsi que de critiques littéraires – y compris celle d’un livre inexistant d’un auteur inexistant – fut peut-être plus longue à venir, mais plus durable si l’on en juge à l’impact laissé, à la manière d’un Socrate, par Gombrowicz sur ses nombreux jeunes disciples argentins, l’intelligentsia en devenir d’un pays que l’exilé polonais débarqué du paquebot « Chrobry » en provenance de Gdynia a apprivoisée petit à petit, par cercles concentriques, y semant les germes de sa vision du monde: celle où l’homme «cousu d’enfant», en conflit perpétuel entre maturité et immaturité, ne se rend pas compte qu’il est instrumentalisé. Visionnaire, intéressé tant par les petites gens que par les milieux intellectuels, pilier fidèle des cafés Gran Rex ou La Fragata, Gombrowicz évolue dans les discussions et les brassages d’idées, alternant avec les parties d’échecs, les rencontres de compatriotes exilés comme lui, ou installés depuis un certain temps déjà outre-Atlantique. L’éloignement de l’Europe, de la Pologne toujours présente à son esprit, mais affranchie de toute connotation nationaliste réductrice, semble pourtant peser sur ce créateur exigeant, difficile à vivre selon ses proches, de santé fragile, contradicteur et fabulateur patenté, pudique pour ne pas dire secret, osant parfois être cassant, voire blessant avec ses interlocuteurs, fussent-ils des admirateurs, mais sûr de la valeur de son œuvre littéraire.
En recueillant les morceaux et en recomposant le puzzle de cette vie argentine illustrée par de nombreuses photos, de ce terreau fertile pour «Trans-Atlantique» ou «La Pornographie», Rita Gombrowicz offre au lecteur, familier de Witold Gombrowicz ou débutant, de formidables éléments de décryptage. Elle est une ouvreuse de piste. Outre de nombreux extraits du «Journal», s’y découvrent notamment le terrible combat pour la traduction et la publication en espagnol de «Ferdydurke», les relations avec la revue polonaise «Kultura» qui publie régulièrement Gombrowicz, la timide ouverture de la scène éditoriale polonaise de la fin des années 1950, bien vite refermée, tandis que partout dans le monde les traductions et les publications d’œuvres de Gombrowicz, de même que son théâtre, gagnent en popularité.
A défaut d’une biographie exhaustive toujours attendue, salué par Michal Glowinski pour la variété et la qualité des témoignages qu’il contient, le livre de Rita Gombrowicz se révèle, dans la main du lecteur, comme un ami. On ne cesse de le consulter à nouveau.


Sonia Graf Stawarz