«
Comment vois-tu ton œuvre dans
vingt ans ?» - «Le communisme tombera et alors je serai
en Pologne l’écrivain number one !», avait répondu à son épouse
Witold Gombrowicz. L’année 2004, déclarée
Année Gombrowicz en Pologne, la Saison polonaise en France « Nova
Polska » dont la programmation fut largement ouverte aux célébrations
du centenaire le plus jeune, le plus novateur, celui qui fit de l’immaturité sa
règle de vie, selon Michel Polac, lui ont pleinement donné raison.
Dans le concert éditorial entourant cet événement,
les Editions Noir sur Blanc ont publié deux livres simultanément
GOMBROWICZ en Argentine.
Les trois cents pages dues à l’excellente
Rita Gombrowicz captivent le lecteur aussi délicieusement
qu’un roman à composantes multiples. Car le travail
de recherche de la veuve poursuivant inlassablement la moindre information
propre à éclairer tant l’homme exilé que
l’œuvre, qu’elle veut contribuer à faire
rayonner, est le fruit d’une patiente enquête de plusieurs
années, nourrie par deux longs séjours en Argentine.
Des séjours visant à rencontrer un maximum de personnes
ayant côtoyé le célèbre écrivain,
de près ou de loin, dans tous les milieux qu’il a pu
fréquenter à Buenos Aires et ailleurs en Argentine,
afin de recueillir leurs témoignages, écrits ou oraux,
spontanés ou sous forme d’interview. Dans le livre,
ceux-ci sont mis en regard d’écrits de Gombrowicz et
de correspondance. Il en résulte une évocation polyphonique
extrêmement vivante de l’environnement de l’auteur,
né le 4 août 1904 dans la propriété familiale
de Maloszyce, à 200 km au sud de Varsovie, et que le destin
a jeté sur le port de Buenos Aires juste avant que l’Allemagne
hitlérienne envahisse la Pologne: «Mon pied a touché le
sol argentin le 22 août 1939 – et depuis, combien de
fois n’ai-je pas interrogé: combien d’années?
sera-ce long encore? – et ce 19 mars 1963, je vis la fin qui
arrivait» (in «Journal Paris-Berlin»). Une fresque,
quasiment une biographie, dans laquelle chacun des protagonistes
est brièvement mais scrupuleusement mis en perspective, dans
le but de tisser au plus près la trame d’un exil de
24 ans, dans la misère matérielle et la grandeur intellectuelle.
Pour composer avec la première, qui aurait été insupportable
sans la solidarité constante de nombreux Polonais de l’émigration
ainsi que d’amis argentins, le «comte», l’aristocratique
Gombrowicz savait porter les élégants costumes que
lui passait après usage le directeur de la Banco Polaco, comme
il avait l’art de se faire inviter aux tables de ses proches,
ou encore celui de rassembler des auditoires à ses conférences
et autres leçons de philosophie: de quoi rassembler quelques
précieux pesos. La seconde, elle, amorcée en Pologne
avec la publication de « Ferdydurke » en 1937, d’ «Yvonne,
Princesse de Bourgogne » l’année suivante, ainsi
que de critiques littéraires – y compris celle d’un
livre inexistant d’un auteur inexistant – fut peut-être
plus longue à venir, mais plus durable si l’on en juge à l’impact
laissé, à la manière d’un Socrate, par
Gombrowicz sur ses nombreux jeunes disciples argentins, l’intelligentsia
en devenir d’un pays que l’exilé polonais débarqué du
paquebot « Chrobry » en provenance de Gdynia a apprivoisée
petit à petit, par cercles concentriques, y semant les germes
de sa vision du monde: celle où l’homme «cousu
d’enfant», en conflit perpétuel entre maturité et
immaturité, ne se rend pas compte qu’il est instrumentalisé.
Visionnaire, intéressé tant par les petites gens que
par les milieux intellectuels, pilier fidèle des cafés
Gran Rex ou La Fragata, Gombrowicz évolue dans les discussions
et les brassages d’idées, alternant avec les parties
d’échecs, les rencontres de compatriotes exilés
comme lui, ou installés depuis un certain temps déjà outre-Atlantique.
L’éloignement de l’Europe, de la Pologne toujours
présente à son esprit, mais affranchie de toute connotation
nationaliste réductrice, semble pourtant peser sur ce créateur
exigeant, difficile à vivre selon ses proches, de santé fragile,
contradicteur et fabulateur patenté, pudique pour ne pas dire
secret, osant parfois être cassant, voire blessant avec ses
interlocuteurs, fussent-ils des admirateurs, mais sûr de la
valeur de son œuvre littéraire.
En recueillant les morceaux et en recomposant le puzzle de cette
vie argentine illustrée par de nombreuses photos, de ce terreau
fertile pour «Trans-Atlantique» ou «La Pornographie»,
Rita Gombrowicz offre au lecteur, familier de Witold Gombrowicz ou
débutant, de formidables éléments de décryptage.
Elle est une ouvreuse de piste. Outre de nombreux extraits du «Journal»,
s’y découvrent notamment le terrible combat pour la
traduction et la publication en espagnol de «Ferdydurke»,
les relations avec la revue polonaise «Kultura» qui publie
régulièrement Gombrowicz, la timide ouverture de la
scène éditoriale polonaise de la fin des années
1950, bien vite refermée, tandis que partout dans le monde
les traductions et les publications d’œuvres de Gombrowicz,
de même que son théâtre, gagnent en popularité.
A défaut d’une biographie exhaustive toujours attendue,
salué par Michal Glowinski pour la variété et
la qualité des témoignages qu’il contient, le
livre de Rita Gombrowicz se révèle, dans la main du
lecteur, comme un ami. On ne cesse de le consulter à nouveau.
Sonia Graf Stawarz