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«Bruno Schulz – Les régions de la grande hérésie»
Jerzy Ficowski




Q
u’un biographe se mette en chasse pour traquer un maximum d’informations sur l’objet de sa recherche, rien de plus normal. Dans le cas de Bruno Schulz, c’est à un véritable travail de détective que s’est livré le poète, essayiste et traducteur du yiddish varsovien Jerzy Ficowski. Plus encore, « Bruno Schulz – Les régions de la grande hérésie » que vient d’éditer Noir sur Blanc, version revue et largement augmentée d’un ouvrage paru voici une trentaine d’années, représente l’achèvement d’une enquête menée durant une vie entière, à l’affût de documents tant littéraires qu’artistiques, de correspondances, de photographies, du moindre indice susceptible d’éclairer et de promouvoir l’œuvre protéiforme de Bruno Schulz.

Auteur des « Boutiques de cannelle » (Gallimard, 1992) et du « Sanatorium au croque-mort » (Gallimard, 2001), d’innombrables nouvelles et articles littéraires publiés dans moult revues ou autres hebdomadaires, mais encore dessinateur remarquable, peintre et graveur, admirateur de Gombrowicz, de Witkiewicz, figure importante de l’univers culturel de Drohobych, sa ville natale aujourd’hui en territoire ukrainien, Bruno Schulz entretint encore une formidable activité épistolaire avec ses contemporains écrivains et artistes.
Mais le nom de Bruno Schulz ne dira pas grand-chose au public francophone; comme d’ailleurs, hormis dans un cercle restreint que l’on peut appeler « d’ avant guerre », il ne disait pas grand-chose non plus au public polonais, son œuvre faisant partie de ce qui devait être réduit au silence, ou à la médisance, ce qui est pire. Aussi fut-ce une révélation - pour la soussignée également – lorsque, au milieu des années 1990, les devantures des librairies, à Cracovie entre autres, mirent en évidence « Le livre idolâtre », édition due aux bons soins de Jerzy Ficowski lequel, à peine âgé de 18 ans, tombait dans l’enchantement permanent de la prose de Bruno Schulz. C’était en 1942, année de la mort tragique de Bruno Schulz, assassiné dans le ghetto de Drohobych (17.000 juifs sur une population de 36.000 habitants en 1939). Le grand mérite du présent livre de Jerzy Ficowski est donc de mettre en lumière un homme, une vie, un créateur et une oeuvre qu’aucun événement n’a réussi à faire disparaître, et c’est tant mieux pour l’humanité tout entière.

« Parfois il écrivait comme Kafka (ndlr: qu’il a traduit), parfois comme Proust, et il a fini par atteindre des profondeurs auxquelles ni l’un ni l’ autre n’avaient accédé », relevait le grand Isaac Bashevis Singer. Ose-ton ajouter que, comme Marc Chagall retournait mentalement toujours à sa source de Vitebsk, Bruno Schulz avait, lui, besoin de Drohobych, sa source unique et mythologique, son puits magique de l’enfance perdue, époque de génie, pour alimenter son œuvre – des visages de ses concitoyens que l’on retrouve dans ses gravures, aux histoires des « Régions de la grande hérésie » que l’ on aborde dans ses récits, la figure paternelle comme figure de proue, dans un univers peuplé de femmes craintes et adorées, de fables et de contes, mêlant le réel à la fantasmagorie, dans un monde en déliquescence. En plongeant dans l’univers de Bruno Schulz, vision du monde énigmatique s’ il en est, extraordinaire dans tous les cas, il convient en effet de se laisser emmener dans un temps qui n’est plus. Il faut pour cela imaginer cette partie de la Pologne dont Lvov (Ukraine occidentale aujourd’hui) était jusqu’en 1939 la capitale. En 1892, lorsque Bruno Schulz naquit à Drohobych, il était dans la province la plus orientale de l’Empire austro-hongrois, la Galicie-Volhynie, où se mêlaient personnes, langues, cultures et traditions polonaises, ukrainiennes, juives, arméniennes, allemandes et autrichiennes, une région en pleine mutation socio-économique où jaillissait l’or noir (5% de la production mondiale de pétrole dans le bassin dont Drohobych était le centre).
Tout au long de son ouvrage, passionné et passionnant, Jerzy Ficowski met en résonance la vie et l’œuvre de Bruno Schulz, qu’il décrypte pas à pas pour le lecteur jusqu’alors ignorant, le poussant à se procurer au plus vite les livres parvenus jusqu’à nous d’un auteur considéré aujourd’hui comme l’une des grandes figures de la littérature mondiale du XXe siècle. Un auteur emporté avec nombre de manuscrits, de projets, de dessins et de gravures dans le cauchemar de la guerre. Un créateur singulier constamment en butte à toutes sortes de difficultés personnelles, d’échecs et de déceptions, qui se fourvoya dans des études inachevées d’architecture, qui assura sa survie économique et celle de ses proches en enseignant au lycée de Drohobych, qui choqua et fascina avec son « Livre idolâtre », qui enthousiasma la grande Zofia Nalkowska, qui exposa ses travaux à la célèbre galerie Zacheta de Varsovie, et qui ne se trompa point quant à l’avenir lorsque lui parvinrent les bruits de l’Anschluss et la montée de l’antisémitisme.
Un avenir de plus en plus noir qui ne lui épargna rien, pas même de servir chez un SS, le bourreau viennois Landau qui, d’une certaine manière, prit Schulz artiste-peintre sous sa « protection », une « faveur » qui lui prolongea la vie. Cette dernière période de la vie de Bruno Schulz, homme de santé fragile qui, durant toute sa vie se sentit en danger, écrit Jerzy Ficowski, fait précisément l’objet du dernier chapitre de ce livre, lequel se clôt par une sélection de lettres de Bruno Schulz adressées à Julian Tuwim et autres personnalités qui ont marqué son existence. Dans « La dernière fable de Bruno Schulz », Jerzy Ficowski raconte comment Landau, fils d’un marchand juif de Vienne, devint un redoutable et monstrueux SS. Et comment, touché par les dispositions artistiques de Bruno Schulz, il engagea celui-ci contre un peu de pain et de soupe pour réaliser des fresques dans sa maison; des polychromies illustrant un conte de fée pour un petit garçon, dont quelques fragments ont été découverts en 2001 sous une épaisse couche de peinture, une trouvaille inespérée qui ne manqua pas de susciter une vague d’émotion tant en Pologne qu’en Ukraine, lorsqu’elles furent littéralement capturées par les envoyés clandestins de l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. Mais c’est là une autre histoire encore…

Sonia Graf-Stawarz


Bruno Schulz - Bio express

Homme de santé fragile et à l’esprit angoissé, Bruno Schulz est né le 12 juillet 1892, dans une famille juive de commerçants d’étoffes de Drohobych, dernier enfant d’une fratrie de trois. Ecole François-Joseph, baccalauréat avec mention très bien. 1911, Lvov, études d’architecture suspendues par la guerre. 1915, incendie de la maison paternelle place du Marché à Drohobych, mort du père. 1917, Vienne, découverte des musées et retour à Drohobych. 1920, début du cycle de gravures du « Livre idolâtre ». Dès 1921, professeur de dessin au lycée Ladislas-Jagellon. Création, expositions. 1925, rencontre avec Witkiewicz. 1928, polémique autour d’une exposition, jugée pornographique. 1931, mort de la mère. 1933, rencontre de Jozefina Szelinska, fiançailles rompues en 1937. Entre-temps, liaison avec Zofia Nalkowska, louanges pour « Les boutiques de cannelle », autres publications. 1935, mort du frère, nouvelles difficultés financières. 1936, « Le sanatorium au croque-mort », bref voyage à Stockholm. 1937, découverte de Gombrowicz, publications de nombreuses critiques littéraires de livres polonais et étrangers. 1938, voyage à Paris, décevant. 1939, nouvelle dépression, attaque de la Pologne par l’Allemagne, poursuit son travail d’ enseignant. 1940, démêlés avec le NKVD, expositions, tentatives de publications, maladie. 1941, persécutions, massacres et déportations massifs des juifs de Drohobych. Le SS Landau s’intéresse à Bruno Schulz. 1942, tentative de mettre en sécurité ses manuscrits et dessins, désespérante survie à Drohobych. 19 novembre, Bruno Schulz est tué par un SS de deux balles dans la tête. Le cimetière juif de Drohobych n’existe plus. Jusqu’à ce jour, Jerzy Ficowski remue ciel et terre à la recherche de l’œuvre manquante de Bruno Schulz.

Actualité de Bruno Schulz
Paris,
Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71 rue du Temple, 75003 Paris
(12 octobre 2004-23 janvier 2005)
Exposition de près de 200 dessins, gravures, photographies et documents des
collections du Musée de la littérature de Varsovie, de l’Institut historique
juif et du Musée national polonais de Varsovie.


Sonia Graf Stawarz