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«Mordre dans la pierre»
Wojciech Tochman




E
lles s’appellent Meïra, Mubina, Zineta, Jasna, Mersada, les mères à la recherche des ossements de leurs enfants, de leurs maris. Pour savoir comment ils sont morts. Pour pouvoir leur donner une sépulture. Pour pouvoir faire leur deuil.
Elles vivaient à Prijedor, Nevesinje, Presjeka, Mostar, et dans de nombreux autres villages des montagnes qu’elles ont fuis en famille, dans des conditions de misère extrême, dans la peur, le froid, la canicule. Violées, battues, affamées, elles ont été arrachées de leurs proches, qui ont disparu. Depuis plus de dix ans, elles sont seules, et elles veulent savoir. Elles ont aussi perdu leurs maisons qu’elles vont revoir parfois à la recherche d’un souvenir, alors que les populations se sont croisées, les uns vivant là où étaient les autres.
Ils s’appelaient Edvin, Edna, Amar, Aila, Asim, Huso, Leila, Omer, Agan, Samra, les enfants disparus, des nourrissons, des adolescents, de jeunes adultes. Souvent, il n’en reste même pas une photo. Mais, comme pour leurs pères, des « body bags », des sacs minutieusement étiquetés et entreposés sur les étagères de halles spéciales; ils contiennent des ossements, quelquefois des restes de vêtements, voire un jouet ou même des papiers d’ identité. Ces restes humains sont régulièrement retrouvés dans des charniers creusés dans le sol ou dans des grottes naturelles.
Par le Dr Ewa Klonowski, anthropologue de Wroclaw vivant aujourd’hui à Rejkjavik en Islande – elle a quitté la Pologne après la déclaration de l’état de siège de 1981. « Les os me parlent », dit celle qui sait les trier et reconstituer un squeletteà partir de fragments de corps sauvagement jetés les uns sur les autres dans des endroits que les bourreaux d’Omarska, de Srebrenica, de Keraterm, de Trnopolje, ou de villages brûlés voulaient secrets. Pour être sûr, avant de remettre des ossements à une famille, on pratique des analyses comparatives d’ADN.
Terrible, terrifiant, bouleversant, sans pathos, mais avec la lucidité d’un observateur sensible et recherchant la clarté des événements, le livre de Wojciech Tochman va au-delà de tous les articles de presse écrits durant la guerre de Bosnie. Une Bosnie oubliée des médias depuis longtemps, hormis en ce début d’été lors de l’inauguration du nouveau pont de Mostar, reconstruit à l’identique. En croisant le destin tragique de plusieurs femmes, c’est de purification ethnique, de sa mise en place qui dépasse l’entendement, de ses conséquences durables et tragiques, que Wojciech Tochman entretient le lecteur. Son témoignage parfaitement documenté est essentiel pour ne pas oublier les faits de barbarie ignoble qui ont ensanglanté la terre bosniaque à la fin du XXe siècle. Des exactions malheureusement inhérentes à toutes les guerres, que l’on se persuade toujours être les dernières.
Vivant à Varsovie, Wojciech Tochman, 35 ans, est né à Cracovie. Depuis 1990, il est reporter au quotidien «Gazeta Wyborcza». Outre ses activités journalistiques et littéraires qui le font hautement apprécier des milieux concernés, il est le fondateur de l’association des travailleurs bénévoles ITAKA, spécialisée dans la recherche des personnes disparues et le soutien aux familles.

Sonia Graf Stawarz