Jamais
les visites au fond n'ont été si rapprochées depuis
que chacun sait que la fermeture du bassin est inéluctable. Je
n'ai rien contre les visiteurs. Ils peuvent s'informer davantage sur
place des conditions de travail, et surtout raconter aux autres, à
ceux qui ne peuvent descendre, cette expérience. Les visites
font parties des relations publiques, mais elles gênent la production
des quartiers visités. Les mineurs à l'abattage ne les
apprécient guère car ils sont payés au rendement.
Je suis porion dans un quartier (zone où est responsable un porion)
où l'on exploite une veine de 1,50 mètre d'ouverture en
dressant. C'est une belle taille. Des gradins, sorte d'escalier renversé,
prennent naissance en haut de la galerie et rejoignent la voie de base.
Cette veine est exploitée à l'aide de piqueurs. Le charbon
abattu tombe directement, par effet de la pesanteur, pour être
chargé dans les berlines de 3000 litres. Cette taille fait partie
du siège Barrois. Ses énormes tours dominaient encore
le paysage, et d'en haut, on peut apercevoir les corons environnants,
le château de Montigny, en partie détruit par le feu, et
dans le fond, vers Lille, la fosse 9 d'Oignies dernier siège
du bassin houiller Nord-Pas-de-Calais. Elle exploite, plus pour longtemps
maintenant, une plateure (veine horizontale) nommée Jeannette.
La technologie a remplacé l'outil à air comprimé
par un abattage scrapper-chaîne. Les plateures permettent de se
déplacer sans problème entre les piles, et le soutènement
hydropneumatique a supplanté le boisage à la hache orgueil
des vieux mineurs.
Au bureau à la fosse Barrois, le chef porion, un polonais, imposant
par sa stature, me prévient qu'il m'amène ce matin un
groupe de trois visiteurs. Ils seront accompagnés par l'ingénieur.
Ce sont des directeurs de magasins spécialisés dans la
vente du "cinéma à domicile" appelé télévision.
Je n'en possède pas encore, mais un jour il faudra bien faire
comme tout le monde et monter la fameuse antenne. Déjà
un peu partout on les voit fleurir sur le toit des maisons "d'corons".
Au début des années soixante je me souviens de ces émissions
qui ravissaient les enfants, installés sur des bancs au milieu
de la pièce. Ils se régalaient à regarder "les
Petites canailles" ou encore "Zorro" le jeudi après-midi.
Les visites commencent toujours par le haut, ainsi les gens peuvent,
sans trop se fatiguer, voir en descendant la méthode et le travail
des mineurs. Je les attends donc en haut de la taille. J'en profite
pour aller faire un tour vers les dé cadreurs au bout de la galerie
et discuter avec le surveillant de la taille. C'est un de mes adjoints.
La taille en gradins descend sous nos pieds avec une pente de 70 % environ.
Les piqueurs sont déjà au travail. À l'heure où
les visiteurs se changent au jour, avec un petit stress tout au fond
de leur estomac, mes mineurs ont déjà préparé
et descendu les bois nécessaires au boisage. Ils vont vite et
s'aident mutuellement à se confectionner un planchage-barrage,
qui les protège des chutes de charbon. N'oublions pas qu'ils
travaillent les uns au-dessus des autres. Les gaillettes tombent,
roulent, rebondissent sur les remblais pour finir leur course dans les
berlines qu'un galibot charge 150 mètres plus bas. Les mineurs
manient leur piqueur d'une main de maître. Ils sont toujours à
l'affût d'un délavement (cas où le charbon tombe
brusquement causant suivant son importance un éboulement constitué
de charbon) accidentel possible, meurtrier. Parfois un panneau de charbon
trop important est abattu d'un seul coup. Il glisse contre le daisne
(sol) et va se fracasser plus bas. Aussitôt des cris fusent, les
mineurs s'appellent pour s'assurer que personne n'est pris en dessous.
L'abatteur (ou piqueur)donne un coup de phare vers le boisage en contrebas
pour voir s'il a bien tenu, et c'est reparti. La poussière remonte.
Des millions de paillettes luisent dans le faisceau de notre phare et
viennent à notre rencontre. Elles suivent le retour d'air.
Cinq lampes approchent. Les visiteurs sont déjà un peu
noircis. On ne peut pas dire que les habits qui leur ont été
confiés soient à leur taille. Le chef porion a dû
prêter sa ceinture à celui-ci, celui-là a hérité
d'une taille hors mesure. Ils sont quand même superbes dans cette
tenue. Cela les change du costume cravate. Les présentations
faites, je leur explique le fonctionnement de la taille et des difficultés
rencontrées dans ce mode d'exploitation. Les recommandations
d'usage pour la descente sont respectées : suivre son guide,
ne pas se presser, bien poser les pieds sur les bois, ne pas s'occuper
de ramasser une gaillette. Chacun pourra choisir la sienne en bas dans
la galerie. Je passe en tête, le chef porion ferme la descente
avec son visiteur. Avant de se faire aspirer par le trou béant
qui s'ouvre sous nos pieds, je demande au chef de taille de couper l'air
à la nourrice principale. "J'un connos qui vont incor rouspéter"
me dit le chef de taille en exécutant l'ordre. Le bruit sourd
des piqueurs s'estompe. À la place, on peut entendre quelques
cris de mineurs mécontents. La descente aux enfers pour. Il est
difficile de se tenir en équilibre sur les bois, l'habitude me
fait oublier d'aller doucement, j'en oublie d'attendre "mon homme".
Il faut dire que je ne suis pas du genre : "mettez votre pied ici,
attention à votre main". Aussi mon visiteur, timide dans
ses mouvements au départ, ne s'en sort pas trop mal. S'il insiste,
je pourrai en faire un bon mineur d'ici quelques années. Le bas
de taille est atteint sans problème majeur. En haut de la galerie,
une échelle en bois, confectionnée à l'aide de
deux esclimbes (rallonge coupée en deux) parallèles et
de morceaux cloués en travers, nous attend. Nous descendons les
trois mètres qui séparent le haut de la taille et le daisne
de la galerie de base. Nous sommes bientôt quatre, les visiteurs,
l'ingénieur et moi-même, à attendre les deux derniers.
Le galibot au roulage se tient un peu à l'écart. Il a
préparé ses berlines vides, son treuil est attelé
à la première. Il attend le charbon. Plusieurs minutes
se passent ; pas de nouvelle de nos camarades. Je grimpe l'échelle
et demande au détrousseur de s'inquiéter sur la position
du chef. Il me répond avec un ton bizarre : "N'vous en faites
pas is z'arriv". Du charbon tombe dans la voie, les voilà.
Je vois d'abord les chaussures de sécurité du chef apparaître,
puis ses chevilles sur lesquelles son pantalon défait, je ne
sais comment, lui tombe dessus, en accordéon, gênant certainement
son avancée. Saisi d'étonnement, je regarde la scène
insolite avec déjà une envie de rire. Mais je ne suis
pas au bout de ma surprise, car après le passage des jambes nues
je vois surgir une grosse paire de fesses bien blanches : la lune !
La lune au fond ! Mais ce n'est pas fini. Sa chemise et sa veste retroussées
jusqu'à la poitrine, il maintient son visiteur. Nos quatre phares
éclairent en plein la scène. On se croirait au cirque,
la piste aux étoiles. Sa lampe électrique pendouille lamentablement
sur le côté, juste retenue par le fil d'amorce (fil électrique
ou fil à buquer) à l'arrière du casque. Sa benzine,
accrochée à la ceinture de l'accu, doit lui tenir les
fesses au chaud. Sa crochette (sorte de petit pic marteau au bout d'un
long manche, il sert à connaître la friabilité du
charbon et de la roche) est passée dans la ceinture comme une
épée. Le galibot en voyant cette scène s'éclipse
de peur que le chef ne l'engueule d'avoir assisté à cette
descente d'échelle mémorable. Je suis obligé de
me retourner pour ne pas m'esclaffer devant les visiteurs. Ils n'ont
pas l'air de se rendre compte qu'ils vivent un moment unique. Les larmes
me montent aux yeux de rire. Le visiteur du chef en plein milieu de
la taille a été pris de panique. Impossible de lui faire
entendre raison. Le chef, alors, l'a pris sur ses épaules pour
le descendre. Mais le moment crucial est cette descente d'échelle.
Seul ce n'est déjà pas évident, alors avec une
charge sur le dos, vous pensez bien ! C'est au moment où le chef
espérait sortir de son calvaire, que les boutons de son pantalon
ont lâché nous offrant ce spectacle jamais vu : la lune
"au fond". Le visiteur est blanc comme un linge. De grosses
gouttes coulent sur son front, pourtant il n'a fait aucun effort les
justifiant. C'est la peur qui en est responsable. Il boit un coup au
boutelot du détrousseur pendant que le chef rafistole tant bien
que mal son pantalon, pas gêné du tout; il en a vu d'autres!
Le creusement au rocher termine la visite. Je crois d'ailleurs que notre
claustrophobe est resté à l'entrée de la galerie
refusant d'aller plus loin. Ce jour-là, à la remonte,
dans le bureau de l'ingénieur, pour le rapport, nous rions franchement.
C'est alors que rentre le chef porion. Il tient dans la main trois cartes
qu'il brandit devant nous : " Vous savez pas ? Le gars que j'ai
déquindu t'a l'heur d'in l'tall, y nous donne à chacun
une télévision. Il étot tellemint contint d'être
armonté sain et sauf, qu'il nous fait cadeau d'une télé
, y faut aller les quer à Lille" nous dit-il. Nous sommes
époustouflés par l'offre alléchante. Mais pour
nous, mineurs, on ne peut sauver quelqu'un, confié à notre
responsabilité, et en profiter. Alors, bien entendu, personne
n'est allé chercher ces trois téléviseurs noir
et blanc. Ce n'est pas l'envie qui nous en a manqué mais le principe
est le principe. Nous n'allions pas déroger au code de l'honneur
du mineur : sauver sans contrepartie, au risque même de sa vie
Par Jean-Pierre Mongaudon
http://www.mineurdefond.com
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aux gueules noires