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Tadeusz Pankiewicz
ou l'histoire d'un polonais ordinaire


Les combats, les luttes et les conflits engendrés par les hommes au cours de l'histoire, afin de défendre leur patrie, sauvegarder leur existence ou dans le but de soumettre une idéologie, imposer un pouvoir ou une emprise à l'encontre d'une nation, d'un peuple, d'une communauté, nous retracent de fabuleuses et tragiques épopées dont les témoignages s'estompent avec les vies mais les souvenirs perdurent dans la mémoire.

Dans les ténèbres du malheur, dans la fureur du combat, dans les cicatrices de la trahison et de l'abandon, il recèle au plus profond de certains hommes une humanité qui s'élève contre la souffrance, qui apaise la détresse et apporte une lueur d'espoir et de paix.
La construction de la Pologne moderne reste marquée d'évènements tragiques qui ont sublimés les plus courageux et avilis les plus sournois. Durant la période de l'occupation nazie, nombreux furent ces hommes et ces femmes qui par choix, par circonstance, décidèrent un jour que l'existence de leur voisin représentait à leurs yeux une valeur telle que seule l'abnégation de leur propre vie pouvait les transcender dans leur actes.

Tadeusz Pankiewicz est l'un de ceux-là. Pourtant rien ne prédestinait qu'un jour de printemps 1941, il partagerait avec les juifs de Cracovie, le confinement et la survie du ghetto.

Depuis bientôt deux années, les troupes allemandes étaient venues s'installer à Cracovie et les représentants du Gouvernement Général avaient élu domicile au château de Wawel. Deux années, déjà que les Cracoviens vivaient sous l'oppression de l'occupant. Deux longues années que la politique ségrégationniste encensée par une idéologie radicale soumettait et contraignait la population juive de Kazimierz et de la région.

Tadeusz PankiewiczMa famille était venue s'installer au début du siècle à Cracovie où mon père pharmacien avait acquit une officine située sur la place Zgody dans le quartier de Podgórze sur la rive droite de la Vistule. Passionné d'histoire de l'art et de philologie, je succédais néanmoins à mon père, après avoir suivi des études de pharmacie à l'université Jagelonne. Jusqu'à cette date du printemps 1941, ma vie suivit le rythme de la pharmacie "Pod orlem" (A l'aigle).

Pourtant, les rumeurs de regroupement de la population juive restante de Cracovie se mirent à circuler dès le début de l'année 1941 et en effet, une ordonnance publiée dans le Krakauer Zeitung durant le mois de mars entérina la création d'un quartier juif clos, qui fut décidée dans le quartier de Podgórze, celui-là même où était située ma pharmacie.

Dès lors, toutes les familles polonaises durent quitter les lieux et commença alors la longue procession de chariots, de charrettes, de baluchons, portés, poussés ou traînés par les juifs encore présents dans la capitale silésienne. Autour de la douzaine de rues où vivraient désormais 15000 âmes, on édifia un mur et trois entrées gardées par les sentinelles allemandes et les policiers bleus, où la seule possibilité de franchir la porte restera un laissez-passer.

Les autorités nous attribuèrent à moi et mes trois assistantes le précieux document et la présence de la dernière pharmacie sembla échapper aux autorités d'occupation. Néanmoins, la mise en place d'une présence sanitaire de nuit avec l'ouverture de mon officine, scella pour les deux années à venir mon destin à celui des habitants du ghetto. Je serai le seul aryen à être directement le témoin de la survie et de la disparition de la population juive de Cracovie.
La vie s'organisa tant bien que mal, hôpitaux, orphelinats, poste, bains publics, écoles, yéshiva, conseil juif, police juive, magasins, cantines, synagogues…, une ville dans la ville sembla renaître et rythmer la vie des habitants. Tôt le matin, c'était la procession des ouvriers qui, heureux possesseurs de Kennkarte, partaient travailler pour quelques misères et rentraient le soir par le pont qui enjambe la Vistule, celui qui menait cette foule par la place Zgody.


Dans le feu des arrestations et des premières exactions menées par l'occupant, ma pharmacie devint un lieu de Entrée du ghetto rue Limanowskiegoralliement, de rencontre, une des plaques tournantes de l'approvisionnement en produits les plus variés, un lieu d'échanges, de distribution où les laissez-passer et autres documents falsifiés redonnaient des espoirs incertains et salvateurs à des hommes et des femmes que je ne connaissais pas. Le soir, à l'heure du couvre-feu, à l'abri des rideaux tirés, l'arrière boutique de l'officine se transformait en lieu de réunion où les visiteurs nocturnes accrochaient au porte-manteau leur malheur et leur souffrance pour des assemblées où nous discutions avec passion, d'art, d'histoire, de poésie, de politique et bien d'autres sujets qui nous faisaient oublier pour une heure, une nuit, les nuages qui assombrissaient les rues du ghetto. Alors, le violon et l'accordéon des frères Rosner ressuscitaient chez mes visiteurs leur joie de vivre d'antan, et au petit matin d'autres habitants s'empressaient à la pharmacie pour prendre connaissance de la presse officielle ou clandestine et des derniers bulletins de la BBC.

Dès le bouclage du ghetto, mes assistantes s'activèrent à apporter une aide précieuse à la communauté juive en mettant à profit leur possibilité de libre circulation pour faire entrer clandestinement objets, documents et biens que les habitants avaient cachés à l'extérieur, elles s'obstinèrent à dénicher les médicaments particulièrement difficiles à trouver. La situation sanitaire du ghetto empirait et nous fîmes notre possible pour soulager les plus démunis.

La pharmacie devint un relatif havre de paix mais également le témoin des premières rafles sanglantes de juin 1942 qui semèrent la terreur et la mort dans les foules rassemblées sur la place Zgody. L'approvisionnement en médicaments, pansements et soins que nous délivrions sans rétribution ou intérêt financier animèrent sans relâche l'activité de l'officine. J'apportais mon aide et mon assistance à la communauté par l'approvisionnement difficile en médicaments. La pharmacie était devenue un lieu de rencontre, d'échange, d'entre aide.

Je visitais les hôpitaux du ghetto, les maisons de personnes âgées dont la situation devenait extrêmement précaire. Des rumeurs les plus angoissantes se répandirent lorsqu'un évadé du camp de Belzec retourna au ghetto et l'on entendit également parler de la création d'un camp dans les faubourgs de Cracovie, à Plaszów, sur le site d'un ancien cimetière juif. Après la deuxième expulsion de juin, la superficie du ghetto fût réduite et ma pharmacie demeura dans l'enceinte fermée. Mes assistantes ne pouvant disposer de nouveaux laissez-passer et la situation devenant critique, je demeurais pendant un temps, moi le seul polonais du ghetto, avec mes amis que progressivement je voyais partir . En octobre 1942, la troisième expulsion ordonnée par l'occupant sema une terreur et une sauvagerie indescriptibles qui se déroulèrent dans les maisons, les hôpitaux, les orphelinats, dans les rues et sur la place de la pharmacie où se retrouvaient amassées des colonnes humaines en partance pour les gares de Zablocie Krzemionki ou Prokocim. C'est lors de cette dramatique déportation que mon destin failli basculer lorsque des officiers et soldats qui étaient venu fouiller l'officine m'enjoignirent de rejoindre la foule en partance pour l'inconnu. Je dois mon salut à un officier que je connaissais qui passât sur la place quelques heures plus tard.

L'activité et la fréquentation de la pharmacie ne désemplirent pas par la suite. A la fin de l'année, le ghetto fût divisé en deux secteurs A et B hermétiquement séparés et les déménagements invraisemblables reprirent de plus belle.Colonne de déportés rue Jozefinska J'assistais à des situations douloureuses lorsqu'on m'amenait des messages de familles expulsées du ghetto à l'attention de leur proche qui apprenaient en rentrant le soir du travail que les leurs avaient quitté le ghetto lors d'une rafle. La pharmacie se retrouva en secteur B et la clôture de barbelés qui passait devant l'officine privait désormais d'accès les reclus du secteur A qui était majoritairement composé de travailleurs et d'artisans sélectionnés par les autorités. La circulation des médicaments et des produits s'effectua tant bien que mal les nuits et de manière détournée. De nouvelles populations de juifs raflés dans les campagnes environnantes arrivèrent dans un état de dénuement extrême dans le secteur B et nous fîmes notre possible pour leur distribuer un peu de nourriture. Dans la pharmacie, le grenier, la cave et l'arrière boutique devinrent le refuge incontournable de nombre d'amis et d'inconnus.
Début 1943, j'appris avec angoisse qu'il fut décidé de procéder à la fermeture de la pharmacie. Alors s'installa une course contre la montre auprès des autorités afin de maintenir une présence sanitaire dans le ghetto, ma persuasion et des cadeaux judicieusement distribués nous permirent de bénéficier de documents et de continuer nos activités à la pharmacie.

Le ghetto commença à se vider au gré des déportations et de l'installation de nombreux ouvriers dans le camp de Plaszów, et les premières rumeurs de liquidation circulaient déjà. Le secteur A du ghetto fut vidé de sa population miséreuse, les arrestations, les déportations reprirent de plus belle. Nous fîmes parvenir hors du ghetto, lettres, objets, documents que l'on nous demanda de mettre à l'abri. Nous continuâmes avec frénésie notre distribution de sirops et médicaments pour les enfants, les malades ; souvent, on nous amena des blessés que nous soignions de notre mieux. Vestige du mur du ghetto rue JozefinskaLes soirées et les nuits à la pharmacie ne baignèrent plus dans la chaleur amicale des débuts, maintenant c'est la peur et l'inquiétude qui tenaillaient mes visiteurs et nous-mêmes. Malgré tout, la pharmacie apporta une quiétude au milieu de cet enfer inéluctable.
Mars 1943 sonna le glas du ghetto et la terrible liquidation s'étala pendant des jours. La place de la pharmacie fût transformée en véritable champ de bataille et nous devînmes les témoins d'immenses souffrances et exécutions. Peu à peu, le ghetto se vida jusqu'au jour où le silence s'abattit dans les rues. Pourtant, des gens se cachaient encore et passaient clandestinement à la pharmacie à la recherche de soins, d'aide, et nous parvinrent encore à faire passer du côté aryen des enfants.
Le nettoyage systématique de chaque maison, le déménagement des meubles et des biens par les autorités d'occupation, la découverte de cachettes engendrèrent de nombreuses destructions et pillages desquels je réussis à mettre en sécurité des ouvrages précieux de littérature polonaise, yiddish, des rouleaux sacrés et de livres de prière. Nous entreprîmes avec certains juifs qui s'occupaient du nettoyage du ghetto de mettre à l'abri les torah les plus anciennes.

A la fin de la guerre, le pharmacien amateur d'art ouvra encore ses portes pour accueillir les artistes polonaisTadeusz Pankiewicz devant la pharmacie "Pod Orlem" qui fuyaient les villes dévastées de Pologne. L'arrivée du communisme dans les années cinquante l'amena à quitter la pharmacie de Podgórze nouvellement nationalisée et on lui proposa la direction d'une officine prestigieuse qu'il refusa pour consacrer le reste de sa vie à exercer sa profession dans une pharmacie de la banlieue cracovienne au service de concitoyens plus modestes.

Il garda le contact avec de nombreux juifs qu'il avait aidé et sauvé durant les années d'occupation.
En 1983, il reçu de l'état d'Israël, le titre de "Juste parmi les nations" et l'on planta l'un des arbres qui rappellent à Yad Vashem, que plus de 5000 polonais sauvèrent des vies au péril de la leur.
Tadeusz Pankiewicz mourru en 1993.


Dans les années 80, la pharmacie fut transformée en musée où sont désormais retracés les étapes de l'histoire de la mise en place, de la vie et de la liquidation du ghetto ainsi que l'histoire du camp de Plaszów où périrent de nombreux juifs du ghetto.

Les rues du ghetto n'ont pratiquement pas changées aujourd'hui, et, à l'ombre du château de Wawel, à deux pas de l'ancien quartier historique juif, sur l'autre rive de la Vistule, une petit officine transformée en musée rappelle au visiteur qu'un polonais ordinaire a volontairement choisi de s'enfermer afin d'apporter aide, réconfort et espoir à des hommes et femmes emportés dans une tourmente fatale.

Musée de la mémoire nationale, pharmacie "A l'aigle" (pod orlem).
Plac Bohaterów getta 18 (place des héros du ghetto, anciennement place Zgody).
Tél : 48 (12) 656 5625

Tadeusz Pankiewicz a consigné ses mémoires dans un livre dont la troisième édition a été éditée chez SOLIN Acte sud "La pharmacie du ghetto de Cracovie", ISBN 2-7427-1564-9.
Cet article présente un aspect de ses mémoires.


Kajetan Syrewicz





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