Depuis
bientôt deux années, les troupes allemandes étaient
venues s'installer à Cracovie et les représentants
du Gouvernement Général avaient élu domicile
au château de Wawel. Deux années, déjà
que les Cracoviens vivaient sous l'oppression de l'occupant. Deux
longues années que la politique ségrégationniste
encensée par une idéologie radicale soumettait et
contraignait la population juive de Kazimierz et de la région.
Ma
famille était venue s'installer au début du siècle
à Cracovie où mon père pharmacien avait acquit
une officine située sur la place Zgody dans le quartier de
Podgórze sur la rive droite de la Vistule. Passionné
d'histoire de l'art et de philologie, je succédais néanmoins
à mon père, après avoir suivi des études
de pharmacie à l'université Jagelonne. Jusqu'à
cette date du printemps 1941, ma vie suivit le rythme de la pharmacie
"Pod orlem" (A l'aigle).
Pourtant, les rumeurs de regroupement de la population
juive restante de Cracovie se mirent à circuler dès
le début de l'année 1941 et en effet, une ordonnance
publiée dans le Krakauer Zeitung durant le mois de mars entérina
la création d'un quartier juif clos, qui fut décidée
dans le quartier de Podgórze, celui-là même
où était située ma pharmacie.
Dès lors, toutes les familles polonaises
durent quitter les lieux et commença alors la longue procession
de chariots, de charrettes, de baluchons, portés, poussés
ou traînés par les juifs encore présents dans
la capitale silésienne. Autour de la douzaine de rues où
vivraient désormais 15000 âmes, on édifia un
mur et trois entrées gardées par les sentinelles allemandes
et les policiers bleus, où la seule possibilité de
franchir la porte restera un laissez-passer.
Les autorités nous attribuèrent à
moi et mes trois assistantes le précieux document et la présence
de la dernière pharmacie sembla échapper aux autorités
d'occupation. Néanmoins, la mise en place d'une présence
sanitaire de nuit avec l'ouverture de mon officine, scella pour
les deux années à venir mon destin à celui
des habitants du ghetto. Je serai le seul aryen à être
directement le témoin de la survie et de la disparition de
la population juive de Cracovie.
La vie s'organisa tant bien que mal, hôpitaux, orphelinats,
poste, bains publics, écoles, yéshiva, conseil juif,
police juive, magasins, cantines, synagogues…, une ville dans
la ville sembla renaître et rythmer la vie des habitants.
Tôt le matin, c'était la procession des ouvriers qui,
heureux possesseurs de Kennkarte, partaient travailler pour quelques
misères et rentraient le soir par le pont qui enjambe la
Vistule, celui qui menait cette foule par la place Zgody.
Dans le feu
des arrestations et des premières exactions menées
par l'occupant, ma pharmacie devint un lieu de ralliement,
de rencontre, une des plaques tournantes de l'approvisionnement
en produits les plus variés, un lieu d'échanges, de
distribution où les laissez-passer et autres documents falsifiés
redonnaient des espoirs incertains et salvateurs à des hommes
et des femmes que je ne connaissais pas. Le soir, à l'heure
du couvre-feu, à l'abri des rideaux tirés, l'arrière
boutique de l'officine se transformait en lieu de réunion
où les visiteurs nocturnes accrochaient au porte-manteau
leur malheur et leur souffrance pour des assemblées où
nous discutions avec passion, d'art, d'histoire, de poésie,
de politique et bien d'autres sujets qui nous faisaient oublier
pour une heure, une nuit, les nuages qui assombrissaient les rues
du ghetto. Alors, le violon et l'accordéon des frères
Rosner ressuscitaient chez mes visiteurs leur joie de vivre d'antan,
et au petit matin d'autres habitants s'empressaient à la
pharmacie pour prendre connaissance de la presse officielle ou clandestine
et des derniers bulletins de la BBC.
Dès le bouclage du ghetto, mes assistantes
s'activèrent à apporter une aide précieuse
à la communauté juive en mettant à profit leur
possibilité de libre circulation pour faire entrer clandestinement
objets, documents et biens que les habitants avaient cachés
à l'extérieur, elles s'obstinèrent à
dénicher les médicaments particulièrement difficiles
à trouver. La situation sanitaire du ghetto empirait et nous
fîmes notre possible pour soulager les plus démunis.
La pharmacie devint un relatif havre de paix mais
également le témoin des premières rafles sanglantes
de juin 1942 qui semèrent la terreur et la mort dans les
foules rassemblées sur la place Zgody. L'approvisionnement
en médicaments, pansements et soins que nous délivrions
sans rétribution ou intérêt financier animèrent
sans relâche l'activité de l'officine. J'apportais
mon aide et mon assistance à la communauté par l'approvisionnement
difficile en médicaments. La pharmacie était devenue
un lieu de rencontre, d'échange, d'entre aide.
Je visitais les hôpitaux du ghetto, les maisons
de personnes âgées dont la situation devenait extrêmement
précaire. Des rumeurs les plus angoissantes se répandirent
lorsqu'un évadé du camp de Belzec retourna au ghetto
et l'on entendit également parler de la création d'un
camp dans les faubourgs de Cracovie, à Plaszów, sur
le site d'un ancien cimetière juif. Après la deuxième
expulsion de juin, la superficie du ghetto fût réduite
et ma pharmacie demeura dans l'enceinte fermée. Mes assistantes
ne pouvant disposer de nouveaux laissez-passer et la situation devenant
critique, je demeurais pendant un temps, moi le seul polonais du
ghetto, avec mes amis que progressivement je voyais partir . En
octobre 1942, la troisième expulsion ordonnée par
l'occupant sema une terreur et une sauvagerie indescriptibles qui
se déroulèrent dans les maisons, les hôpitaux,
les orphelinats, dans les rues et sur la place de la pharmacie où
se retrouvaient amassées des colonnes humaines en partance
pour les gares de Zablocie Krzemionki ou Prokocim. C'est lors de
cette dramatique déportation que mon destin failli basculer
lorsque des officiers et soldats qui étaient venu fouiller
l'officine m'enjoignirent de rejoindre la foule en partance pour
l'inconnu. Je dois mon salut à un officier que je connaissais
qui passât sur la place quelques heures plus tard.
L'activité
et la fréquentation de la pharmacie ne désemplirent
pas par la suite. A la fin de l'année, le ghetto fût
divisé en deux secteurs A et B hermétiquement séparés
et les déménagements invraisemblables reprirent de
plus belle.
J'assistais à des situations douloureuses lorsqu'on m'amenait
des messages de familles expulsées du ghetto à l'attention
de leur proche qui apprenaient en rentrant le soir du travail que
les leurs avaient quitté le ghetto lors d'une rafle. La pharmacie
se retrouva en secteur B et la clôture de barbelés
qui passait devant l'officine privait désormais d'accès
les reclus du secteur A qui était majoritairement composé
de travailleurs et d'artisans sélectionnés par les
autorités. La circulation des médicaments et des produits
s'effectua tant bien que mal les nuits et de manière détournée.
De nouvelles populations de juifs raflés dans les campagnes
environnantes arrivèrent dans un état de dénuement
extrême dans le secteur B et nous fîmes notre possible
pour leur distribuer un peu de nourriture. Dans la pharmacie, le
grenier, la cave et l'arrière boutique devinrent le refuge
incontournable de nombre d'amis et d'inconnus.
Début 1943, j'appris avec angoisse qu'il fut décidé
de procéder à la fermeture de la pharmacie. Alors
s'installa une course contre la montre auprès des autorités
afin de maintenir une présence sanitaire dans le ghetto,
ma persuasion et des cadeaux judicieusement distribués nous
permirent de bénéficier de documents et de continuer
nos activités à la pharmacie.
Le
ghetto commença à se vider au gré des déportations
et de l'installation de nombreux ouvriers dans le camp de Plaszów,
et les premières rumeurs de liquidation circulaient déjà.
Le secteur A du ghetto fut vidé de sa population miséreuse,
les arrestations, les déportations reprirent de plus belle.
Nous fîmes parvenir hors du ghetto, lettres, objets, documents
que l'on nous demanda de mettre à l'abri. Nous continuâmes
avec frénésie notre distribution de sirops et médicaments
pour les enfants, les malades ; souvent, on nous amena des blessés
que nous soignions de notre mieux. Les
soirées et les nuits à la pharmacie ne baignèrent
plus dans la chaleur amicale des débuts, maintenant c'est
la peur et l'inquiétude qui tenaillaient mes visiteurs et
nous-mêmes. Malgré tout, la pharmacie apporta une quiétude
au milieu de cet enfer inéluctable.
Mars 1943 sonna le glas du ghetto et la terrible liquidation s'étala
pendant des jours. La place de la pharmacie fût transformée
en véritable champ de bataille et nous devînmes les
témoins d'immenses souffrances et exécutions. Peu
à peu, le ghetto se vida jusqu'au jour où le silence
s'abattit dans les rues. Pourtant, des gens se cachaient encore
et passaient clandestinement à la pharmacie à la recherche
de soins, d'aide, et nous parvinrent encore à faire passer
du côté aryen des enfants.
Le nettoyage systématique de chaque maison, le déménagement
des meubles et des biens par les autorités d'occupation,
la découverte de cachettes engendrèrent de nombreuses
destructions et pillages desquels je réussis à mettre
en sécurité des ouvrages précieux de littérature
polonaise, yiddish, des rouleaux sacrés et de livres de prière.
Nous entreprîmes avec certains juifs qui s'occupaient du nettoyage
du ghetto de mettre à l'abri les torah les plus anciennes.
A
la fin de la guerre, le pharmacien amateur d'art ouvra encore ses
portes pour accueillir les artistes polonais
qui fuyaient les villes dévastées de Pologne. L'arrivée
du communisme dans les années cinquante l'amena à
quitter la pharmacie de Podgórze nouvellement nationalisée
et on lui proposa la direction d'une officine prestigieuse qu'il
refusa pour consacrer le reste de sa vie à exercer sa profession
dans une pharmacie de la banlieue cracovienne au service de concitoyens
plus modestes.
Il garda le contact avec de nombreux juifs qu'il
avait aidé et sauvé durant les années d'occupation.
En 1983, il reçu de l'état d'Israël, le titre
de "Juste parmi les nations" et l'on planta l'un des arbres
qui rappellent à Yad Vashem, que plus de 5000 polonais sauvèrent
des vies au péril de la leur.
Tadeusz Pankiewicz mourru en 1993.
Dans les années 80, la pharmacie fut transformée en
musée où sont désormais retracés les
étapes de l'histoire de la mise en place, de la vie et de
la liquidation du ghetto ainsi que l'histoire du camp de Plaszów
où périrent de nombreux juifs du ghetto.
Les rues du ghetto n'ont pratiquement pas changées
aujourd'hui, et, à l'ombre du château de Wawel, à
deux pas de l'ancien quartier historique juif, sur l'autre rive
de la Vistule, une petit officine transformée en musée
rappelle au visiteur qu'un polonais ordinaire a volontairement choisi
de s'enfermer afin d'apporter aide, réconfort et espoir à
des hommes et femmes emportés dans une tourmente fatale.
Musée de la mémoire nationale, pharmacie
"A l'aigle" (pod orlem).
Plac Bohaterów getta 18 (place des héros du ghetto,
anciennement place Zgody).
Tél : 48 (12) 656 5625

Tadeusz Pankiewicz a consigné ses mémoires
dans un livre dont la troisième édition a été
éditée chez SOLIN Acte sud "La pharmacie du ghetto
de Cracovie", ISBN 2-7427-1564-9.
Cet article présente un aspect de ses mémoires.
Kajetan Syrewicz
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