Après vous avoir
donné soif avec mes histoires sur la bière polonaise, je vais
maintenant vous donner envie d'un petit coup de rouge avec la
suite.
Nous sommes toujours en 1989. Ayant pu apprécier à sa juste valeur
la bière locale, je voulais à mon tour faire découvrir quelque
chose à mon ami Adam. Malheureusement, devant l'impossibilité
de se procurer de la bière belge en Pologne, je me décide pour
le vin rouge, boisson noble s'il en est. Lors des échanges de
vue sur nos façons mutuelles de vivre, j'avais dit à nos amis,
que chez nous nous prenions du vin pour le repas, en lieu et place
de la "kompot" (fruits stérilisés dans leur jus auquel ils ajoutent
de l'eau tiède) qu'ils buvaient ici en Pologne.
J'avais, en effet, vu dans le village voisin un PEWEX (magasin
destiné spécialement aux étrangers où le paiement se faisait exclusivement
en monnaies étrangères) que l'on vendait du vin rouge, un château
du Bordelais. Je passe en acheter deux bouteilles, bien décidé
à donner le goût du vin à mon ami polonais. De retour à Zawoja,
je laisse les bouteilles se reposer jusqu'au lendemain tout en
leur permettant de se mettre ainsi doucement à bonne température.
Enfin le grand soir arrive. Le dîner est sur le point d'être servi
et je demande à Adam un tire-bouchon afin d'ouvrir la bouteille
peu avant de passer à table. Deux grands yeux, où brillent des
milliers de points d'interrogation, me regardent. Un tire-bouchon
? Qu'est ce que c'est que cela pour un instrument ? Je lui explique,
petit croquis à l'appui, mais rien n'y fait. Ils connaissent effectivement
le tire-bouchon, mais ils ne possèdent pas cet outil que je juge
pourtant indispensable. Selon eux, personne dans le village ne
possède cet outil salvateur. Aucun produit n'étant vendu en bouteille
bouchonnée, toutes les bouteilles vendues étaient capsulées ou
avec bouchon à visser.
Adam, parfois surpris mais jamais pris au dépourvu (il est polonais
souvenez-vous) me dit qu'il n'est pas nécessaire d'un tel instrument
pour ouvrir une bouteille, même si elle est de vin français. Moi,
naïf, confiant, je lui donne la bouteille. Avant d'avoir pu dire
ouf, il a déjà mis deux ou trois grandes calottes au cul de la
bouteille, espérant ainsi faire sauter le bouchon. Inutile de
vous dire que le vin n'apprécie guère cette façon de faire, et
se met à mousser comme un beau diable pour nous le prouver. Je
saute sur la bouteille et la lui reprends des mains avant qu'il
ne bousille ce précieux nectar. Je lui explique que le vin aime
le repos, la douceur et que si l'on veut en apprécier toute la
saveur il ne faut pas le maltraiter de pareille façon. J'ai de
nouveau droit à un regard interrogateur qui s'adresse cette fois,
je suppose, aux caprices de ce breuvage tellement délicat. N'écoutant
que mon courage, et surtout mon envie de goûter à ce vin, je commence
à découper le bouchon de la seconde bouteille avec l'aide d'une
paire de ciseaux. Un petit quart d'heure est nécessaire à ce travail,
mais je le mène à bonne fin. Le moment tellement attendu arrive,
je remplis délicatement quatre verres de vin.
Je le goûte et le trouve parfaitement honnête. Adam me regarde
faire d'un œil amusé, tout en espérant secrètement qu'il ne devra
pas se livrer au même cinéma pour boire un coup. Je les invite
à boire et après avoir trinqué pour la Xième fois (on ne les compte
plus) à l'amitié, à la famille et tout et tout, Adam porte son
verre à ses lèvres et avale sa première gorgée de vin rouge. J'ai
bien cru qu'il allait la recracher ! Il se met à crier "kwasnie"
(sure, aigre, amer). J'avais oublié combien ils aiment boire sucré.
Sans avoir pu réagir, il empoigne le sucrier et en verse deux
ou trois cuillérées généreuses dans son verre. Remue consciencieusement
le tout, goûte de nouveau et cette fois sourit d'aise. "C'est
mieux ainsi" me dit-il. Voyant cela, sa femme en fait autant,
même avant d'y avoir porté les lèvres. J'ai essayé de toutes les
manières possibles de lui expliquer que le vin rouge ne se boit
pas sucré, rien n'y fait, il trouve cela trop aigre pour son palais.
Mais me dit-il, si je veux avoir des trous dans l'estomac en buvant
ce genre de "vinaigre" je peux continuer, mais lui il le boira
sucré. Reste le problème de la seconde bouteille. Après le traitement
qu'elle vient de subir, je pense que quelques jours de repos lui
seront nécessaires. Comme nous ne sommes que mercredi et que nous
repartons dimanche, je décide de la garder jusqu'au samedi tout
en espérant d'ici là, avoir déniché un tire-bouchon. Le jeudi,
c'est jour de marché à Nowy Targ. Adam propose de nous y emmener
passer la matinée et de là, pousser jusque Zakopane, environ 40
Km plus loin.
Nous avons visité de nombreuses, et lorsque je dis nombreuses,
c'est qu'elles étaient nombreuses, échoppes, magasins, quincailleries
avant de dénicher un genre de tire-bouchon en fer blanc dans une
petite boutique de Zakopane. C'est tout triomphant que nous sommes
rentrés à Zawoja, Adam étant fier de, probablement, posséder le
premier tire-bouchon du village. C'est par toutes ces petites
choses, insignifiantes pour qui ne les a pas vécues, que j'ai
appris à aimer la Pologne et ses habitants. J'avais déjà pu constater
qu'il s'agissait du pays de la débrouille, pratiquement nécessaire
pour survivre. Je me rendais compte que c'était aussi un pays
où les habitants, malgré la misère qui y régnait à cette époque
étaient de grands enfants.
L'épisode de la bouteille de vin est souvent évoqué par Adam ou
par nous lors de nos trop rares rencontres, et nous fait toujours
bien rire. Depuis lors, Adam qui a fait quelques voyages en Belgique
et même en France, a appris a apprécier le vin et le boit maintenant
sans sucre ajouté. Si mon histoire ne vous ennuie pas de trop,
la prochaine fois je pourrai vous parler du café qui servait de
monnaie dans cette région de Pologne.
(à suivre…)
Jean-Marie Van Hoorne