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Rosalie Grodzicka, un cas d'école ?
Par CHRISTIAN MICHEL ORPEL

 
INVITATION AU VOYAGE

L'héroïne à laquelle j'ai choisi de consacrer les pages qui suivent figure au rang des petits, des obscurs et des sans-grade de l' Histoire ; elle n'a mérité d'être arrachée au silence sépulcral des archives que parce qu'elle compte au nombre de MES ascendants. (Eh oui, généalogique, ça débute forcément égocentrique).

Celui qui aura la patience de s'intéresser au destin et à la famille de Rosalie GRODZICKA sera invité à pénétrer dans le laboratoire où le généalogiste, cousinant ici un peu avec le détective (parce que généalogique, c'est forcément logique et méthodique), collectionne les indices, teste les hypothèses, explore les pistes :j'ai voulu ne rien gommer de la complexité du travail, qui est l'obole exigée et le prix à payer d'une passionnante remontée dans le temps. Au demeurant, si belle soit la destination, où serait le plaisir s'il n'y avait le départ, le trajet et les projets, la route et ses détours, les vagabondages de l' " itinérance ", en un mot la magie du voyage ?

En généalogie aussi, on part pour découvrir, on cherche pour trouver; on finit par " gagner " quelques trophées d'ancêtres supplémentaires mais, en chemin, que n'a-t-on appris, (parce que généalogique, c'est culturel mais forcément ludique), que ne s'est-on enrichi, bien au-delà de l'objectif visé ! Les " résultats " promis, et je l'espère acquis, n' occuperont de toute façon au final que peu de place .

L'intérêt de cet opuscule, si toutefois le pari est tenu de le rendre intéressant, se voudrait à la fois d'offrir une initiation aux méthodes de la généalogie appliquée au terrain polonais, et de constituer un document de référence gardien et fondateur d'une mémoire familiale : mon ambition s'est située quelque part à la confluence d'un manuel de pratique généalogique et d'une chronique de souvenirs pieux.

Mon honorable lecteur, qu'il soit cousin issu des GRODZICKI ou chasseur d'ancêtres polonais confirmé ou apprenti, ne sera évidemment pas convié à éprouver un sentiment de dépaysement analogue à celui qui saisit le touriste à la vue de je ne sais quels cocotiers insulaires : mais Rosalie qui nous servira de guide dans la Pologne des aïeux nous garantit un voyage à travers des réalités d'un exotisme authentique, comme il sied à un passé, et à un pays, doublement proche et lointain. Ne serait-ce qu'à cause de ces noms et de ces mots indigènes que d'aucuns peineront à chuinter correctement ... (et je ne suis pas sûr qu'ils se consoleront d'apprendre que le latin, langue administrative de l' Eglise, est l'idiome normalement en usage dans les cahiers paroissiaux, qui ont été presque la seule source utilisée pour cette enquête généalogique).

Un cybernaute-sachant-cybernauter de la jeune cybergénération conquérante du Futur formulera peut-être des réserves sur la finalité de cette plongée dans le passé familial, qui n'apporte rien que de la poussière d'ancêtres et qui ne sert donc à rien...

Nul ne songe à s'ensevelir dans ses ancêtres ... Mais il en va des familles comme des nations et des individus (et des ordinateurs): la perte de mémoire, c'est un signe annonciateur de la fin.

Branchés sur notre passé commun, nous n'affronterons que mieux les échéances de l'avenir. Une famille solidaire fête ses anniversaires. Aujourd'hui, laissons Rosalie GRODZICKA présider, en fédératrice posthume de notre famille, au renouveau d'une partie de notre mémoire généalogique .

 


 
SOMMAIRE

Le petit monde de Rosalie.
Au coeur du casse-tête.
Une identité piégée ?
Victoire à la Pyrrhus ?
Un levier d'Archimède, enfin !
Autour du patriarche de Kaniew
Grodzicki, une résurgence ?
Jalons pour l'histoire des Szyia.
Sous le joug de l'anonymat.


Lorsqu'il épousa, en secondes noces, Rosalie GRODZICKA, le lundi 18 mai 1840, André RZEPKA (alias LAPA alias WYDUBA alias ORPEL), se doutait-il que la mariée apportait en dot un beau casse-tête généalogique ?

Evidemment non, personne n'eut le sommeil troublé, et le pernicieux casse-tête fut légué en toute innocence à la postérité, sous réserve que se trouvât parmi celle-ci un inventeur, l'un de ces nécrophages un peu savants, qui semblent préférer l'ancêtre justement quand il est coriace.

Peu ne s'en fallut, d'ailleurs, que la postérité en question ne restât à jamais virtuelle : un seul des trois enfants que Rosalie mit au monde, Mathias, né en 1841, vécut assez longtemps pour procréer à son tour. Auparavant, en 1837, des oeuvres d'un certain Pierre, Rosalie avait accouché d'une fille naturelle, prénommée Marcianne, dont le destin terrestre fut scellé au bout de 16 mois, victime qu'elle fut de la tuberculose. Et cette courte série de grossesses trouva son terme définitif en 1843, quand naquit tragiquement un enfant mort-né.

Ainsi donc, comme le fruit unique des époux RZEPKA-GRODZICKA, Mathias, se trouve être mon arrière-grand-père, me voici nolens volens le légataire-inventeur et l'heureux bénéficiaire ... du casse-tête, exemplaire sous bien des aspects de la grandeur et de la misère de la généalogie polonaise.









LE PETIT MONDE DE ROSALIE ( cliquez ici pour voir la carte )

Regardons un moment, avec les yeux de Rosalie, le monde où se jouèrent les événements fondamentaux de sa vie (ceux que les registres tenus par l'Eglise nous rendent accessibles).

Ce monde tient ... dans l'espace de deux paroisses, l'urbaine Kozmin, distante de la rurale Walków de seulement 8 kilomètres.

Nous sommes aux confins sud-orientaux du " duché de Posen ", terre polonaise dévolue au royaume de Prusse par les traités de Vienne de 1815.

Kozmin et sa voisine Walków, en tant que chef-lieux de paroisse, " desservent " à elles deux une vingtaine de villages ou hameaux différents, tous inclus depuis des temps immémoriaux dans le même énorme domaine seigneurial (clavis Cosminensis) que de puissants magnats, les princes SAPIEHA, ont détenu de 1700 à 1791, et qui est échu, entre cette date et 1836, à la famille des KALKREUTH, avant d'être partagé en 1841.

Dans cet ensemble, trois localités ont compté successivement Rosalie au nombre de leurs habitants: en premier lieu, Cegielnia, où elle vécut avant son mariage ; ensuite 0lendry Polskie, où naquirent ses deux enfants légitimes : de là, il y avait à marcher 6 à 8 bons kilomètres pour gagner l'église de Kozmin. Et finalement, depuis le village de Galew, où elle demeura au soir de sa vie (où étaient déjà morts ses beaux-parents, et où décéda son mari), l'accomplissement du devoir dominical lui coûta encore un effort de 6 kilomètres, mais, désormais, en direction de l'église de Walków.

Même s'il y a eu quelques déménagements, on ne parlera donc pas de Rosalie comme d'une personne très mobile ... D'autant que de Cegielnîa à Galew en passant par Olendry Polskie, si l'on franchit une " frontière " paroissiale, on ne parcourt que 4 kilomètres ... Bref, un petit terroir, des horizons bornés, un monde étroit.

Une autre étroitesse, existentielle, caractérise le monde de Rosalie Le maître-mot, celui qui fut aussi le mot de la fin (il figure dans l'acte de décès de Rosalie), c'est la pénurie, la disette. André et sa femme on vécu, comme on dit de nos jours, sous le seuil de pauvreté, comme tant d'autres prolétaires ruraux dont le nombre se multiplie à l'époque. Celle qui fut d'abord une fille-mère devint la compagne d'un veuf que les actes des registres paroissiaux qualifient de berger, de vacher, d'ouvrier agricole ..., et qui connut à l'évidence la précarité de l'emploi. Rares durent être les années de vaches relativement grasses au cours de leurs quelque 16 ans de survie commune.

A prendre les choses statistiquement, et à recourir aux graphiques dressés par les historiens pour la population de la Posnanie tout entière au XIX-ème siècle, on observe, entre 1848 et 1856, une hausse significative du nombre des décès, et, au cours de cette période néfaste, on note que les courbes dessinent en effet trois pics, trois typiques " clochers de mortalité " révélant sinistrement les dates où le nombre des cercueils dépassa, et de beaucoup, celui des berceaux.

1856 fut au nombre de ces années noires : ce fut l'année où l'on creusa la tombe de Rosalie et de son conjoint, qui eurent donc droit à une mort ... démographiquement correcte.

André était alors atteint de la maladie du siècle, la tuberculose, et son état de santé contribua sans doute à aggraver la situation matérielle du ménage, en contraignant peut-être Rosalie à aller mendier des secours de village en village, car elle mourut non pas à Galew mais à Obra Stara (dans la même paroisse de Walków cependant). En tout cas, disette pour l'une, phtisie pour l'autre, Rosalie succomba le lundi 14 avril de cette année funeste et André lui survécut jusqu'au lundi 28 du même mois. Leur fils Mathias était âgé de 15 ans.

AU COEUR DU CASSE-TÊTE

Entrons maintenant dans le vif ... de la plaie généalogique ouverte par mon aïeule de la première moitié du XIX-ème siècle.

L'irritant problème tient en peu de mots : un bulletin de naissance insaisissable.

Si les actes de mariage et de sépulture avaient été plus bavards, on aurait pu lire, d'emblée, le lieu de naissance et la filiation de Rosalie GRODZICKA. Or, il n'y avait rien. La valeur de l'âge indiqué au mariage (36 ans), était incertaine, compte tenu de celui affiché au décès (40 ans). Il faudrait donc chercher cette naissance dans une fourchette allant de 1804 à 1816, autant dire, par sécurité, tout le premier quart du siècle. Quant au lieu, tout ce qu'on savait, comme il a déjà été dit, c'était qu'elle était domiciliée à Cegielnia entre 1837 et 1840.

Pourrions-nous, au minimum, tabler sur les témoins et les parrains (six personnes en tout), en guise de point d'appui ou de repère dans nos recherches ? Allons donc, pas un seul GRODZICKI ne faisait partie du lot, à croire que cette Rosalie était sans famille.

En conséquence de quoi, c'est en aveugle qu'il fallut se résigner à " attaquer " les copieux registres de baptêmes de Kozmin. On parcourut, on lut, ce qui devait être lu et parcouru. En vain. L'investigation fut conclue négativement, il n'y eut pas d'eurêka, plutôt un point ... final.

On avait cependant, en chemin, glané quelques actes touchant à des GRODZICKI : il était donc possible d'en trouver en ces lieux. L'un d'entre eux, Joseph, n'était autre que le premier magistrat de la cité, et noble par surcroît : trop bien né pour postuler au rôle de père de notre Rosalie. Un autre, plus réaliste, Paul, se proposait après 1811, auteur de trois enfants certes, mais de Rosalie, point. La collecte, poursuivie dans les registres de mariages et de sépultures, et dans ceux de certaines paroisses des alentours, pouvait bien grossir de quelques mentions supplémentaires d'individus mariés ou isolés, jamais n'apparaissait la possibilité d'étayer un lien de parenté avec notre ancêtre.

Bien sûr, après ce constat amer, vint l'heure des questions sans réponse : Rosalie, une enfant trouvée ? Une enfant adoptée ? Et pourquoi pas, née ailleurs ? Ailleurs prochain, ailleurs lointain ? Mais dans ce cas, comment déterminer cet ailleurs ?

Rosalie GRODZICKA, il te faudrait, décidemment, figurer au rang des sans-papiers de mon arbre généalogique !



UNE IDENTITE PIEGEE ?

Le doute s'insinuait pourtant : Rosalie ne se dérobait-elle pas, seulement parce que je ne la voyais pas ? Mon crucifiant casse-tête n'était-il en fin de compte ... qu'affaire d'optique ? Graviter, à l'infini, autour de toutes les familles GRODZICKI de Pologne et de Lituanie, dans l'espoir d'en décrocher un jour la pauvre étoile susceptible de finir prisonnière du canton de Kozmin, cela pouvait tenir d'ailleurs du rêve, en aucun cas passer pour un programme pratique d'action généalogique,

Au lieu de " broyer du GRODZICKI ", peut-être fallait-il se mettre à " penser Rosalie ". Combien étaient-elles, dans les registres de Kozmin, ces Rosalie, auxquelles je n'avais nullement prêté attention, sous prétexte qu'elles ne portaient pas le bon nom de famille ?

Pourquoi ne pas leur accorder enfin un regard et laisser celle qui, parmi elles, pourrait briguer la qualité d'ancêtre présomptive, nous adresser d'elle-même... un signe de reconnaissance ?

Notre méthode d'approche peut surprendre : oublier (un temps) le nom, et se fier au seul prénom. Il va de soi qu'on ne saurait la recommander en ces pays, et à ces époques, où le patronyme est au dessus de tout soupçon, c'est-à-dire impératif, héréditaire, intangible. Ce qui n'est pas encore absolument le cas de la Pologne de la première moitié du XIX-ème siècle, du moins pour une part appréciable de la population, principalement rurale, qui vit au plan de l'identité selon des normes coutumières éloignées de toute froideur abstraite.

Sans vouloir ici explorer toutes les modalités d'un système de désignation sans doute séculaire, mais qui vit au siècle passé son chant du cygne, on ne peut pas ne pas évoquer ces cas nombreux, très nombreux, où un individu porte, tantôt un nom, tantôt un autre : cas qui affleurent spontanément au cours d'une lecture même hâtive des documents paroissiaux dès qu'un acte associe deux ou trois noms à l'aide d'un " alias " ou d'un " dictus ", et que la méthode HENRY de reconstitution des familles, qui exige plus de temps et d'efforts, révèle le mieux, en profondeur.


Le propre mari de Rosalie, et après lui leur fils Mathias n'ont-ils pas utilisé plusieurs noms, notamment RZEPKA et ORPEL, ce dont le souvenir a perduré chez les descendants du couple, puisque moi-même né en 1956, je pouvais encore l'entendre conter de la bouche de mon père ? La tradition familiale (orale, mais certainement nourrie de ces documents d'état civil de la fin du XIX-ème qui enregistraient prudemment, et sèchement, cette pluralité de noms) me fournissait, en somme, la clef du problème, pour peu que je voulusse bien admettre que ce que je croyais au départ une exception possédait un caractère de haute fréquence.

Mais, alors que pour les ORPEL, je disposais d'un fil d'Ariane c'est-à-dire précisément d'équivalences posées par les actes eux mêmes, le malheur voulait que j'en fusse privé dans le cas de Rosalie dénommée de manière univoque GRODZICKA. Par delà ce nom, tenter d'en deviner un autre, c'était un pari sans doute téméraire, mais aussi bien avait-il le mérite de nous affranchir d'un attentisme et d'une passivité stériles.

VICTOIRE ... A LA PYRRHUS ?

Au travail donc ... De 1800 à 1825, des registres de baptêmes catholiques de Kozmin on extrait la bagatelle de ... 60 Rosalie, toutes nées en août ou début septembre. Sursum corda ! Mais, à ne prendre en compte que celles natives de Cegielnia, on obtient un bouquet réduit au chiffre de 4. Deo gratias ! Ces Rosalie ont nom DOMIN (1801), PACIOREK (1803), KOCIK (1813), DYMEL (1819). A ce stade, de scrupuleuses vérifications s'imposent, qui concluent au décès en bas âge de Rosalie DYMEL, et aux mariages de Rosalie DOMIN et de Rosalie KOCIK ; à l'inverse, pour Rosalie PACIOREK, on ne décèle nulle part de mention matrimoniale ni funèbre.

La Rosalie qui vient d'être sélectionnée est née le 17 août 1803 à Cegielnîa, donc en un lieu et à une date déjà idéalement conformes aux données de l'acte de mariage de mon ancêtre, mais elle peut encore se prévaloir, outre ces critères de vérité, d'un indice non négligeable, fourni par ses parents eux-mêmes. Elle est en effet fille de Pierre et de Marcianne PACIOREK, et le prénom de Marcianne, on s'en souvient, est justement celui qui a été donné par notre Rosalie GRODZICKA à son enfant illégitime. La piste est donc fort sérieuse, il convient de l'emprunter jusqu'au bout.

Le couple parental PACIOREK, on le découvre vite, ne s'est pas révélé particulièrement prolifique : Rosalie n'a eu que deux frères, André et Michel, nés respectivement en 1801 et 1805, dont l'existence fut brève, mais qui, post mortem, n'en ont pas moins finalement beaucoup fait -généalogiquement parlant - pour leur soeur.

L'aîné, André, est mort en 1802 : il ne lui aura manqué que trois semaines pour fêter son premier anniversaire. Le nom de ses parents, tel qu'il est consigné dans son acte de sépulture, n'est pas alors PACIOREK, mais SZYIA. Ce qui nous mènera tout droit ensuite vers le décès de la mère Marcianne SZYIA, le 23 mars 1836, toujours à Cegielnia. Et ce qui nous fera aussi découvrir, vivant dans la même localité et dans les mêmes années, un Woïtek SZYIA dit SZYMCZAK, deux fois marié, qu'on verrait assez bien comme oncle de Rosalie ...

Quant au second, Michel, mort âgé d'un an et dix mois en 1807, le contenu de son acte de décès permet pour ainsi dire une validation inespérée de l'hypothèse : les parents sont, cette fois, appelés ZAGRODZKI, ce qui fait resurgir un radical GROD qu'à la vérité on n'attendait plus !

Une pièce manque pourtant au dossier: le décès du père. Pierre sort du champ d'observation après 1807, on ignore pourquoi. Faut-il en appeler à la " grande histoire " ? Cette année-là est marquée par la fondation, voulue par Napoléon, d'un grand-duché de Varsovie placé sous administration française, incluant la Posnanie et la terre de Kozmin, et les retombées en termes d'imposition, de conscription et de service militaire ont été immédiatement ressenties ... Jusqu'à quel point ces retombées ont pu concerner le père de Rosalie, ceci reste toutefois un mystère.

Quoi qu'il en soit, l'idée que Rosalie ait été élevée par une mère très tôt laissée seule, et très jeune (elle serait née vers 1786 d'après son acte de décès), semble devoir être retenue.

Une jeune femme restée seule, sauf cas d'abandon par le mari, a vocation au remariage rapide. Or, est signalé à Cegielnia, en août 1815, un couple Roch et Marcianne SZYMURA, à l'occasion du baptême de leur unique fils Barthélémy (décédé en 1817). Roch qui avait épousé en 1784 Sophie KACZMARZANKA, la perdit en novembre 1813, et se remaria, probablement en 1814, avec cette Marcianne qu'il serait tentant d'assimiler à la veuve de Pierre PACIOREK alias ZAGRODZKI alias SZYIA. Ce scénario est d'autant plus vraisemblable que c'est sous le nom de SZYMCZAK que fut rédigé l'acte de décès de Roch, en décembre 1826, et l'on a évoqué plus haut la figure d'un Woïtek SZYIA dit SZYMCZAK, qui suggère d'établir un lien entre ces deux noms. Si ces conclusions sont exactes, alors Marcianne aurait épousé un veuf beaucoup plus âgé qu'elle, même si l'on retire à Roch quelques-unes des 80 années (les chiffres ronds étant suspects) dont il est crédité à sa mort.

Ces incertitudes mises à part, il nous reste la satisfaction d'avoir rendu à Rosalie GRODZICKA ses attaches familiales, et d'avoir ajouté à sa biographie quelques lignes qui semblent bien, hélas ! devoir être écrites d'une encre aussi noire que celles de l'âge adulte. Un père disparu ... une fratrie évanouie ... une aventure et une grossesse non désirée dès la disparition de sa mère … un mariage tardif avec un veuf ... un seul enfant viable ... une mort de misère et de faim ... cette vie de 53 ans semble n'avoir été du début à la fin qu'une existence d'extrême justesse, comme c'est encore in extremis que l'on a percé à jour son énigme généalogique!

Etant parvenu à surmonter une difficulté majeure, on pouvait espérer poursuivre l'enquête généalogique plus sereinement. Mais la réalité du terrain ne tarda pas à dissiper nos illusions ... Coup dur sévère, il faudrait se passer de l'acte de mariage des parents de Rosalie, puisqu'il manquait le registre des unions catholiques contractées à Kozmin de 1793 à 1817.

C'était donc à nouveau à tâtons qu'il faudrait rechercher leurs baptêmes, sans indication de lieux, d'âges, et même de noms. Paradoxalement, on ne pouvait attribuer en particulier à chaque conjoint de patronyme précis, alors même qu'on disposait d'une série de trois noms dont ils avaient fait usage dans leur période conjugale. En conséquence, il fallait chercher l'un et l'autre sous trois dénominations possibles, au moins ...

Mais enfin, c'était " jouable ", et ces noms serviraient quand même de références dans les investigations ... Si les registres de la deuxième moitié du XVIII-ème siècle voulaient bien se prêter au jeu. Or ils s'y refusèrent obstinément : pas la moindre mention des noms recherchés. Adieu, SZYIA, PACIOREK et GRODZICKI, tout cela introduisait seulement ... au monde du silence.

Navrante conclusion : cette " maison GRODZICKI ", dont les premiers contours n'avaient été dessinés qu'à grand-peine, se révélait au premier coup de pioche dépourvue de fondations !


UN LEVIER D'ARCHIMEDE, ENFIN !

Inopinément se présenta la possibilité de rouvrir l'ingrat chantier de nos fouilles généalogiques.

Un quidam vivant non loin de Kozmin, contemporain des parents de Rosalie et porteur du nom de GRODZINSKI, voilà qui méritait un peu d'attention ! Au risque, d'ailleurs, après examen de son cas, de devoir l'ajouter au bout du compte à la liste des GRODZICKI inclassables et tombés d'on ne sait d'où ...

Notre homme, Joseph, habitait Kaniew, un village qui se rattachait spirituellement à la paroisse de Wielowies, mais qui était en revanche partie intégrante, sur le plan économique, du vaste domaine seigneurial des SAPIEHA et des von KALKREUTH.

Epoux de Pétronille, Joseph fut le père de quatre enfants, dont les actes de baptême successifs, de 1806 à 1816, permettaient de constater que, mis à part le nom de GRODZINSKI, le couple utilisait encore ceux de KRYS et de KAPUSCIAK.

Le fils aîné de Joseph et Pétronille, Martin, nous confirmait le caractère durable de l'ambivalence du nom familial : en 1834, à son mariage célébré à Kozmin, il était fait état simplement du nom de KAPUSCIAK, mais en 1841, au baptême de son fils Ignace, Martin se retrouvait enregistré sous la double appellation de GRODZICKI vel KAPUSCIAK.

Manifestement, nous étions confrontés derechef à un cas d'identité plurielle. Situation forcément ouverte et indécise ...

Mais, par chance, on connaissait bien la paroisse de Wielowies : comme on y avait procédé à un travail de reconstitution des familles pour la période 1746?1828, on pouvait catégoriquement affirmer que, des KRYS ou des KAPUSTA (KAPUSCIAK), il s'en trouvait effectivement de mentionnés à Kaniew, mais qu'il n'y avait pas trace des GRODZINSKI avant que n'émergeât notre Joseph.

Du coup, on imaginerait volontiers que ce dernier, étranger à la paroisse, fût venu épouser une fille native du lieu ... La consultation de l'acte de mariage confirmerait-elle cette impression ?

Eh bien, pas du tout ! Si cette union avait, de fait, été bénie dans la paroisse de Wielowies, en janvier 1806, l'acte attestait aussi que l'un et l'autre conjoints étaient originaires de Kaniew, aussi bien Joseph que Pétronille.

Mais quelle était donc au juste l'identité des nouveaux mariés telle qu'affichée dans l'acte de mariage ? Heureusement, chacun s'y voyait bien attribuer en propre un nom de famille: pour Pétronille, c'était KRYS. Pour Joseph, ce n'était pas GRODZINSKI, ce qui à vrai dire ne nous surprenait pas ; non, Joseph était simplement déclaré ... SOLTYSIAK.

Un nom de plus ? Pas exactement, enregistrer Joseph sous cette appellation de SOLTYSIAK, c'était indiquer seulement qu'il était " fils de soltys ".

Dans la campagne polonaise du XVIII-ème siècle, les " soltysi " (sculteti en latin) étaient des paysans qui se distinguaient des autres par leur presque totale liberté. Ils s'acquittaient certes envers le seigneur local de quelques redevances définies précisément, en nature ou en argent, ils étaient aussi tenus d'effectuer deux ou trois voyages annuels en direction de grandes villes, avec mission de charroyer des produits pour le compte du seigneur, mais en dehors de ces obligations, ils étaient indépendants sur les terres qu'ils possédaient et exempts de toute corvée. De ce fait, leur sort était en principe bien meilleur que celui des serfs, même aisés, et ils formaient comme une élite paysanne.

A en croire le registre des mariages, le futur Joseph GRODZINSKI serait donc issu de la plus notable part de la société rurale de Kaniew ! .

Pour vérifier le fait, il fallait désormais se concentrer sur celles des familles de Kaniew qui appartenaient à ce groupe de paysans privilégiés, et tâcher d'y repérer celui qui serait le père de Joseph (né autour de 1779 d'après l'acte de mariage).

Ces " soltysi " se comptaient à Kaniew sur les doigts d'une main : on pouvait différencier ceux auxquels les registres paroissiaux décernaient un nom de famille spécifique (comme les KRYS dont sortait Pétronille), et ceux qui n'étaient autrement connus que comme " soltysi de Kaniew ", en quelque sorte par excellence, au point de finir par s'appeler tout simplement KANIEWSKI. C'est dans cette deuxième catégorie, après lecture attentive des fiches familiales, qu'on découvrit, à la date du 16 mars 1781 un Joseph, authentique SOLTYSIAK, puisque né de Valentin et d'Agnès sculteti de Kaniew.

Authentique SOLTYSIAK indéniablement, mais, pour autant, cela en ferait-il un GRODZINSKI indiscutable ? On n'avait pas, c'est vrai, d'option alternative : ce Joseph SOLTYSIAK né en 1781 était le seul à pouvoir être identifié avec le Joseph SOLTYSIAK marié en 1806, dont il était établi qu'il ne faisait qu'un avec le Joseph GRODZINSKI objet de tout notre intérêt. Il pouvait l'être, en l'absence d'autre candidat manifeste. En somme, c'était la preuve par le vide. On aurait préféré quand même des éléments de preuve plus positifs à cette potentialité source de perplexité. Car il ne s'agissait pas que de Joseph ... Parmi les treize enfants de Valentin et d' Agnès SOLTYS KANIEWSKI, on avait en effet noté la présence d'un Pierre, baptisé le 27 avril 1775 : devrait-on reconnaître en lui celui qui serait le père de Rosalie GRODZICKA ? On hésitait encore à se prononcer ... mais la fièvre montait.

Un petit indice apportait un zest de réconfort : l'un des enfants du SOLTYS KANIEWSKI portait le prénom de Charles, tout comme l'un des fils de Joseph : ce n'était toujours pas suffisant pour énoncer un verdict, ce n'en était pas moins une incitation à persévérer.

Insistons donc ... et puisque nous en étions à scruter les noms de la progéniture du soltys, demandons-nous ce que ses autres enfants étaient devenus. Eux aussi étaient des SOLTYSIAK, eux aussi étaient des KANIEWSKI, et, hormis le litigieux Joseph, ils étaient encore théoriquement douze à pouvoir porter témoignage. Mais de ces douze, pas un seul ne se présenta : au début du XIX-ème siècle, Kaniew semblait déserté par les enfants de Valentin. Où ceux-ci étaient-ils donc passés ?

Ils ne s'étaient pas égarés. Pour une part significative, leurs noms de baptême figuraient sur notre liste répertoriant les GRODZICKI de la paroisse de Kozmin, des célibataires : Thomas GRODZINSKI alias GRODZICKI, décédé à Kozmin en 1829, Thècle GRODZICZANKA, morte à Olendry Polskie en 1807, Jacques GRODZICKI, disparu aussi à Olendry en 1813 ; et des gens mariés : Paul GRODZICKI alias GRODZINSKI, époux de Cunégonde (et père d'un petit Joseph), qui s'éteignit à Kozmin en 1838 , Woïtek GRODZICKI, veuf de Barbara et remarié à Elisabeth WUJEC, mort à Olendry Polskie en 1843, sans oublier notre ancêtre Pierre ZAGRODZKI alias PACIOREK alias SZYIA.

Thomas, Thècle, Jacques, Paul, Woïtek, Pierre (les GRODZICKI de Kozmin), avec Joseph (le GRODZINSKI de Kaniew), ces sept prénoms se retrouvaient inscrits aussi dans la liste des enfants de Valentin SOLTYS KANIEWSKI. Pouvait-on rester insensible à cette correspondance des deux séries de prénoms, quand on savait par ailleurs qu'il existait un Joseph qui cumulait en sa personne les deux noms de SOLTYSIAK le jour de son mariage et de GRODZINSKI par la suite (notamment le jour du baptême de son fils Paul ? Grâce à cette parfaite convergence des prénoms et à l'existence de ce providentiel " homme clé ", on était en mesure d'admettre, sans risquer l'accusation de perpétrer un " putsch " généalogique, que nos GRODZICKI s'avéraient bel et bien issus du soltys de Kaniew.

Rosalie GRODZICKA gagnait de la sorte, en ligne paternelle, des grands-parents et toute une parentèle ! La prolétaire de Cegielnia plongeait ses racines chez de notables propriétaires du village de Kaniew!


AUTOUR DU PATRIARCHE DE KANIEW

Au sentier passablement angoissé jusqu'ici emprunté succédait un boulevard généalogique : passant d'une fiche familiale à l'autre, on balayait sans coup férir les informations disponibles sur nos ancêtres inattendus de Kaniew. Un regret malgré tout : ce boulevard triomphal ne menait que jusqu'en 1746, les registres de baptêmes de la paroisse de Wielowies ne remontant pas plus haut.

Le mariage de Valentin et d'Agnès avait été célébré à Wielowies le 19 février 1770, unissant un veuf et une célibataire pour le meilleur, pour le pire et pour 23 ans de vie commune. La première femme de Valentin, Hedvige MASLOWSKA, était morte en couches à 33 ans, le 14 décembre 1769. Le délai très court entre les funérailles et les noces était à l'époque monnaie courante. Hedvige, épousée en 1758, fille de Grégoire, organiste de Kozmin, avait donné quatre enfants à son mari, tous baptisés à Kozmin où résidait le jeune ménage. Dans les registres, le nom des parents est alors précédé du terme latin caractéristique " Famatus " (très honorable) réservé aux personnes de condition bourgeoise (terme se distinguant du " Generosus " des nobles et du " laboriosus " des travailleurs). Cependant, en 1769, le service funèbre rendu à Hedvige fut chanté à Wielowies et le domicile de Valentin (dorénavant qualifié d' " honestus ", honorable) resta solidement fixé à Kaniew, dont il était originaire comme sa seconde épouse Agnès.

Vraisemblablement, celle?ci représentait pour Valentin un parti moindre qu' Hedvige MASLOWSKA, mais certainement pas à dédaigner. Ses parents, André et Anne MACIEJEWSKI, exerçaient le métier de garde-forestier et on se contente souvent de les dénommer ainsi, LESNY en polonais et " silvestris " en latin. A l'occasion, André et Anne sont salués respectueusement eux aussi d'un " honestus " de bon aloi et ils ont même droit in fine au terme de scultetus : du moins, c'est ce qu'on trouve noté (" scultetissa ") dans l'enregistrement de la sépulture d'Anne (décédée le 28 octobre 1788).

En fait, notre garde-forestier devait être simultanément cultivateur, assez cossu pour parvenir à se dégager, par rachat, de la servitude et de la corvée : les princes SAPIEHA, détenteurs des droits seigneuriaux, se prêtaient volontiers à ces opérations d'affranchissement, rentables financièrement, d'où la multiplication, dans les villages de leur domaine de Kozmin, de cette catégorie un peu dévaluée de " néo-sculteti ".

Après la disparition d' André MACIEJEWSKI, le 21 avril 1787, ses deux fils, Jean et François, assumèrent les fonctions et qualités du père, en se les partageant : à Jean, l'aîné, revint le rôle de garde-forestier, et celui de " scultetus ", inséparable de l'épithète d' " honestus ", au cadet François. Ce François s'était distingué pourtant fâcheusement, à la rubrique faits divers un jour d'octobre 1783, en ... assassinant sauvagement, à coups de couteau et de bombarde, un vieux berger du nom de Martin, retrouvé mort dans les broussailles non loin de Kaniew. La justice dut se montrer clémente : notre François célébra ses noces à quelques mois du décès de son père, en septembre 1787.

Quant aux sept filles connues d'André et Anne, deux moururent jeunes, et les autres conclurent des alliances inégales : l'une épousa un fils de garde-forestier, une autre un paysan possesseur d'une demie - tenure de terre (" semicmeto "), une troisième un paysan sans terre. Finalement, de toutes, ce fut apparemment l'aînée, Agnès, qui, en s'unissant à Valentin le soltys de Kaniew, réalisa le plus beau mariage, en termes de condition sociale s'entend.

Les aléas de la conservation des archives expliquent qu'on ne dispose pas de l'acte de baptême d'Agnès, née avant 1746, mais sa filiation ressort de façon médiate chaque fois que son lien de parenté avec ses frères et soeurs, nés après 1746, se trouve précisé dans les registres : à titre d' exemple, quand en 1787 se Marianne François MACIEJEWSKI, le premier témoin cité est notre Valentin KANIEWSKI, accompagné en la circonstance de " son épouse soeur germaine du jeune marié ".

Pour Valentin KANIEWSKI, né lui aussi, forcément, avant la date-butoir de 1746, cette chance de retrouver la filiation par l'intermédiaire des frères et soeurs ne nous est pas offerte. Toutefois, on sait que Valentin est lui-même fils de soltys (SZOLTYSIAK, en 1770) et justement on s'avise qu'il existait un second soltys par excellence observable à Kaniew de 1749 jusqu'à l'année de son décès survenu le 29 mars 1769. Soltys dont le prénom, Pierre, a valeur de signal envers nous qui sommes bien placé pour savoir qu'il fut choisi par Valentin pour l'un de ses fils. Au cours de cette double décennie, Pierre engendra, de sa femme Marianne, neuf enfants, dont six filles. Nous réalisons qu'il s'agit là d'enfants d'un deuxième lit, puisqu'une autre Marianne, donnée comme la conjointe de Pierre SOLTYS, trépassa le 18 mars 1748. On présumera donc, sans trop de scrupules ni d'hésitations, que le soltys de Kaniew Valentin a toutes chances d'être le fils du soltys de Kaniew Pierre et de sa première épouse Marianne.

Il est possible de suivre Pierre scultetus de Kaniew au-delà de 1746, à la faveur de ses apparitions comme parrain ou témoin dans les paroisses voisines de Wielowies. C'est celle de Mokronos, et plus précisément le village de Gosciejewo, qui en détient les mentions les plus nombreuses et les plus anciennes. Pierre est cité dès 1726, ainsi que l'année suivante, une Apolonia épouse du scultetus de Kaniew : il se pourrait donc bien que Pierre ait eu encore une autre femme avant les deux Marianne qui partagèrent sa vie. Et il est probable aussi qu'il ait eu des attaches familiales dans ce village de Gosciejewo, vraisemblablement avec ce Roch scultetus dont quatre enfants, entre 1753 et 1765, furent tenus devant les fonts baptismaux par Pierre lui-même ou sa femme.

Il est également intéressant de regarder le choix des parrains et marraines opéré par nos deux soltysi de Kaniew : il témoigne de leurs liens tant sur le plan familial que socio-professionnel et géographique.

S'agissant de Pierre, le nombre de parrains connus est de 18 ; sur ce chiffre, on compte 11 habitants de Kozmin, des bourgeois appartenant à la couche supérieure et dirigeante de la cité ainsi que deux ecclésiastiques. Les autres viennent des villages de Staniew et de Czarny Sad (même paroisse de Kozmin), de Bozacin (Lutogniew) et enfin de Benice. On relève même parmi les marraines une demoiselle de la (petite) noblesse. Aucun habitant de Kaniew par contre ne trouve place dans cette liste.

Du côté de Valentin ensuite, la liste se compose, pour les enfants du premier mariage, de 4 personnes (sur un nombre théorique de 6, compte tenu de ceux qui reviennent plusieurs fois), tous bourgeois de Kozmin ; et pour la progéniture d'Agnès, de 15 (au lieu de 26 théoriques), dont 2 seulement sont de Kozmin ; 9 d'entre eux, cette fois, demeurent à Kaniew, notamment la femme de l'aubergiste, six fois mise à contribution (c'est la sage-femme du village, dont les filleuls ne se comptent plus ... ), mais aussi le forgeron, des soltysi, les frères et un beau-frère d'Agnès; les 4 derniers proviennent de Wielowies (l'organiste paroissial), de Borzencice près de Walków (l'aubergiste), de Benice (un charpentier) et de Czarny Sad.

Il reste bien sûr délicat d'interpréter ce " réseau " de la parenté spirituelle. Il est clair que les deux soltysi ne sont pas enfermés dans des relations limitées aux gens de leur cru, mais par ailleurs, on ne sort pas de trois ou quatre paroisses, et pratiquement pas du domaine des princes SAPIEHA, exception faite de Benice et de Bozacin. Une seule ville semble exercer une attraction sur nos KANIEWSKI, c'est naturellement Kozmin, quoique sa part se réduise nettement avec Valentin, non le Valentin quasi bourgeois des débuts, mais le Valentin enraciné sur sa terre de Kaniew.

Cette terre qu'ils détenaient, voilà qui constituait au demeurant l'horizon principal de Pierre puis de Valentin SOLTYS, qui menèrent classiquement une vie soumise au cycle naturel des saisons et des travaux agricoles, transcendé mais assumé par le rythme festif du calendrier liturgique de l'Eglise. Nous ignorons à quel point leurs affaires prospérèrent (encore que nous voyons Valentin accorder de son vivant ses deux filles du premier lit en mariage à des meuniers), mais il nous est loisible de lire la bénédiction divine dans le nombre tout à fait conséquent de leurs enfants. Comme on le sait déjà, Valentin et Agnès en mirent au monde treize, sur une période de vingt ans entre 1771 et 1790 : des bébés qui " tombaient " en moyenne tous les 19 mois, probablement allaités par des nourrices pour laisser la mère voler de grossesse en grossesse. Belle fécondité qui fait contraste avec le nombre étriqué d'enfants de Marcianne et de sa fille Rosalie GRODZICKA, et qui est comme emblématique d'une position sociale nettement plus favorable.

C'est pourtant trois ans à peine après la naissance de son ultime enfant qu'Agnès, le 25 mars 1793, prit congé de la vie : elle n'était âgée que d'une cinquantaine d'années. Valentin ne tarda guère à la rejoindre dans la tombe : il disparut le 25 janvier de l'année suivante, ayant atteint quant à lui une soixantaine d'années.

Dès lors, leurs nombreux enfants se muèrent en orphelins, les derniers en bas âge. Les registres de catholicité ne disent évidemment rien d'éventuelles dispositions testamentaires, du règlement de la succession, du choix des tuteurs. On pressent néanmoins que ce drame familial dans la maison du soltys de Kaniew a quelque chose à voir avec la " galère " qu'ont vécue les GRODZICKI de la première moitié du XIX ème siècle. Il se déroule, de plus, à un moment historiquement sensible, celui des deuxième et troisième partages du pays : la Pologne démembrée agonise, et la postérité du soltys, tout à la fois privée de père et de patrie, devient sujette du roi de Prusse, dont l'administration et la législation ont pu avoir leur mot à dire dans la dévolution des biens et des terres du défunt. Mais faute de sources, on ne peut être plus précis sur ce point qu'il aurait été très intéressant d'éclairer.



GRODZICKI, UNE RESURGENCE ?

Quand le patriarche de Kaniew délaissa, pour paraphraser une formule du latin d'Eglise, ce monde terrestre pour gagner la patrie céleste, son quatrième fils Pierre se trouvait dans sa dix-neuvième année et était donc mineur. Il atteignit sa majorité légale (fixée alors à 24 ans) en 1799 et comme on sait, devint père dès 1801. Comme déjà dit aussi, nous l'appréhendons alors par deux fois sous le nom, autrement inconnu des registres de Kozmin, de PACIOREK.

Ce nom sans lendemain, ce nom éphémère détient peut-être son pesant d'information sur ces quelques années d'histoire obscure de notre aïeul Pierre.

Paciorek est un nom commun qui possède selon le dictionnaire deux significations : soit il désigne la perle d'un collier (ou d'un rosaire), soit il représente, et c 'est le sens premier, la forme diminutive de pacierz et il veut dire prière. En tant que nom de famille, PACIOREK, descendant polonais du Pater noster latin bien connu, a dû initialement avoir la valeur d'un sobriquet plus ou moins railleur.

Ici ou là, au gré de nos recherches généalogiques, nous sommes tombés sur des individus porteurs de ce nom, et pour la plupart, de religion protestante : caractère qui, en Pologne, le plus souvent, va de pair avec une origine allemande. A ces mêmes PACIOREK sont attribués d'ailleurs parallèlement d'autres patronymes de consonance véritablement germanique.

Or, les livres paroissiaux de Wielowies recèlent, au bas d'un acte de mariage daté du 5 novembre 1810, la trace discrète d'un tel " dissident ", Valentin PACIOREK, domicilié dans notre village ancestral de Kaniew : preuve que la population polonaise locale appliquait ce sobriquet à une (ou à la seule) famille protestante installée à demeure chez elle. Plusieurs fois cité, malgré sa qualité de dissident religieux, comme témoin ou parrain, ainsi que sa femme Suzanne, ce Valentin, socialement qualifié de " scultetus " ou d' " okupnik " (paysan libéré de la corvée par rachat), portait le nom allemand de BADE. On retrouve les membres de cette famille BADE dans les registres de mariage de la paroisse évangélique (luthérienne) de Kozmin . Signe possible d' " intégration ", au mariage de son fils Friedrich en 1820, on prend la peine de noter le prénom de Valentin BADE sous trois formes différentes, et en premier lieu sous sa forme polonaise de Walek!

Entre ce Valentin baptisé PACIOREK par la vox populi et notre Pierre ZAGRODZKI un temps réputé PACIOREK lui aussi, nous soupçonnons qu'il a dû se nouer une quelconque relation d'affinité, consécutive, pourquoi pas, à la disparition de Valentin KANIEWSKI. Pierre s'est-il engagé comme valet de ferme au service des BADE, ou même, a-t-il été déclaré leur pupille ? Logé notoirement durant plusieurs années chez les " PACIOREK " de Kaniew, on comprendrait alors pourquoi, une fois marié, il fut à Cegielnia doté de cette identité transitoire. On connaît bien d'autres cas où une personne s'appropriait, ou plutôt se voyait conférer, le nom de la terre qu'elle cultivait, de la ferme qu'elle habitait, du patron qui l'employait... Mais indépendamment de cette hypothèse séduisante et conforme à l'usage coutumier, une chose est sûre: le nom de PACIOREK que nous avons trouvé accroché au père de Rosalie GRODZICKA, c'est un doigt de plus qui pointe généalogiquement en direction de Kaniew.

Si nous entrevoyons confusément le processus qui a conduit l'un des enfants KANIEWSKI à récupérer cette appellation de PACIOREK, quel est donc celui qui en a amené sept à " basculer " sous celle de GRODZICKI ? On aperçoit bien une raison objective: la perte de la terre du soltys de Kaniew. Aux orphelins déchus du fonds et du nom paternels, se devait d'échoir en partage une identité neuve.

Neuve, choisie arbitrairement ? Nous pouvons en douter : les conglomérats de noms agglutinés autour d'un individu donnent souvent au généalogiste qui s'y empêtre le sentiment que régnait un " flou identitaire " généralisé, soumis à de brusques changements inexpliqués, mais cette capricieuse " météorologie onomastique " n'est que d'apparence ; ces variations avaient leur fonctionnalité et leur raison d'être, compte tenu que les noms ruraux, pourtant très stables et très anciens en eux-mêmes, n'étaient alors que des supports provisoires d'identité, traduisant la situation familiale, mais aussi économique et sociale de la personne.

Alors, pourquoi cette émergence du nom de GRODZICKI après 1800 ? Pour éclairer un peu cette question, faisons un détour du côté de Galew, village que nous connaissons déjà, peuplé d'une pléthore de soltysi. Parmi ceux-ci, on distingue de nouveau ceux qui le sont par excellence et qui se passent de tout autre nom : à l'imitation de Kaniew qui a ses KANIEWSKI, on a donc ici de purs soltysi de Galew, des GALEWSKI.

Pour les suivre, nous pouvons aussi nous appuyer sur un travail systématique de mise en fiches familiales, avec cet avantage que les registres de Walków permettent de remonter jusqu'en 1711. De l'examen de ces fiches, il ressort que les divers SOLTYS alias GALEWSKI sont tirés d'une souche unique, puisqu'ils descendent tous d'un Paul " scultetus " marié en 1742 à Agnès JANCOWNA. Au fil du temps, des membres de la famille s'individualisent, momentanément, en devenant, qui MALINA, qui PIDAK, c'est-à-dire en reprenant des noms anciennement usités du terroir de Galew. Mais, à l'aube du XIX-ème siècle, toute cette famille se met à recourir (quoique non exclusivement) au patronyme de KOWALSKI, parfaitement courant en Pologne (kowal signifiant forgeron), mais totalement ignoré jusque là à l'échelon de ce village de Galew.

On pourrait sans fin se perdre en conjectures sur les raisons du " choix " étonnant d'un banal KOWALSKI, préféré à un GALEWSKI ou un SOLTYS tout aussi honorables, si le totalement qu'on vient d'écrire ni avait souffert une exception : dans l'acte rédigé en 1745 pour le baptême d'un fils de Paul, le nom de KOWALSKI, suivi de l'inévitable scultetus, figure en toutes lettres, pour l'unique fois de tout le XVIII-ème siècle. Le nom qu'on aurait pu croire une nouveauté " forgée " pour satisfaire à des besoins administratifs modernes n'avait donc fait que cheminer souterrainement, à l'insu, ou presque, des registres de la paroisse.

Pour en revenir à notre propos, et fort des enseignements de ce cas analogue, nous inclinons à penser que nos soltysi de Kaniew portaient déjà au XVIII-ème siècle, en quelque sorte à titre privé, ce nom de GRODZICKI dont leurs descendants du XIX-ème paraissent si soudainement investis : un nom qui ne fut pas volontairement occulté, mais qui resta comme inexprimé à l'arrière?plan, supplanté par la force tranquille de ce statut social de soltys. Quand ce statut faillit dans les circonstances que l'on sait, il devint inadéquat de parler de soltysi de Kaniew à propos de gens qui ne l'étaient plus. Inactuel, et en un sens cruel, KANIEWSKI s'effaça, et GRODZICKI s'imposa, dans la continuité d'une tradition familiale dont les archives paroissiales n'ont gardé il est vrai, sauf distraction de notre part, aucune trace probante.

Le nom de KANIEWSKI, cependant, poursuivit une carrière des plus honorables, mais par l'entremise d'un demi?frère de Valentin. Un Pierre KANIEWSKI en effet (né en 1758 du second mariage de Pierre soltys de Kaniew) fait son apparition dans les registres de Kozmin à partir de 1792. Meunier de profession, marié à une Gertrude (alias Suzanne) et installé au village de Staniew, il jouit de signes extérieurs de notabilité qui ne trompent pas : les épithètes d' " honestus " et même de " famatus " pour lui?même, et pour ses sept enfants, un parrainage honorifique choisi entre quelques?uns des représentants les plus éminents de la bonne bourgeoisie de Kozmin. Ce KANIEWSKI de Staniew se pose en digne successeur de nos soltysi de Kaniew.

On imagine sans peine, au sein de ces lignées rurales marquées par les veuvages et les remariages, les tiraillements provoqués par les délicates questions d'héritage. Se peut-il qu'une affaire de ce genre ait abouti à une division familiale, et que la branche issue de Valentin et d'Agnès ait trouvé dans l'emploi du nom GRODZICKI une manière de formaliser la scission ? On ne sait, mais on en évoque au moins l'éventualité, car les raisons ont pu être diverses et se cumuler qui firent tomber le nom de KANIEWSKI en désuétude.

Pour parachever l'enquête sur les épines, pardon, les racines paternelles douloureusement enchevêtrées de notre Rosalie GRODZICKA, nous ne pouvons mieux faire que de laisser briller son nom une dernière fois, à la lumière de l'étymologie. Cette science est capable des pires tortures, mais dans le cas présent, simple et transparent, nous n'aurons pas à recourir à ces extrémités. On y reconnaît sans difficulté un radical grod, répandu dans tout le monde slave, où il désigne l'oppidum, la cité fortifiée, le bourg. En Pologne, il se repère dans quantité de noms de lieux, tels que Grodziec, Grodzisk, Gródek ... Un homme lié d'une façon ou d'une autre, et par exemple par ses origines, à l'une de ces localités, pouvait recevoir le nom de GRODZICKI.

Opter pour ce Grodziec-ci ou ce Grodzisk-là, décréter que ce fut ici sur la carte, et non ailleurs, le berceau de cette famille, on ne s'y risquera pas, étant donnée la minceur de nos connaissances sur les GRODZICKI du domaine de Kozmin.

Mais qu'il soit ici permis de rêver un peu : je dirai ma préférence pour une paroisse proche de Kozmin, de Kaniew et de Benice : il s'agit de Stary Gród, le Vieux Bourg, où près de la rivière Orla, sont toujours visibles les fossés et le remblai d'un château datant du XIII-ème siècle. Situons en ces lieux le " gród " mythique, le " gród " évanoui que quitta, un jour, l'un de nos ancêtres anonymes. Ce jour?là, il prit la route, tout droit vers le nord, vers Kozmin, une route qui passait par Kaniew ...

JALONS POUR L'HISTOIRE DES SZYIA

Maintenant que nous avons jaugé, mesuré, estimé à l'envi ... les droits de Rosalie GRODZICKA et de son père dit PACIOREK à l'héritage des SOLTYS KANIEWSKI, tournons-nous vers Marcianne, c'est-à-dire vers le nom de SZYIA qui semble légitimement devoir lui revenir, et regagnons par conséquent le village de Cegielnia, seul endroit où la présence de SZYIA soit manifeste dans la première moitié du XIX-ème siècle.

Hélas, nous savons pertinemment que nous allons au-devant de nouvelles difficultés, puisqu'en amont de 1800, les registres de baptêmes ou de mariages de Kozmin s'en tiennent sur les SZYIA à un silence absolu.

Mais l'habitude est dorénavant bien ancrée, on ne saurait rendre les armes sans avoir au moins livré bataille. Opportunément, nous savons que nous disposons d'un allié en la personne de Woïtek SZYIA alias SZYMCZAK, déjà cité précédemment. Supposons-le frère de Marcianne, et voyons le parti qu'il sera possible d'en tirer ...

L'oncle présumé de Rosalie est observable de 1810 à 1837 (où il meurt de phtisie), successivement époux de Françoise (décédée à la Noël 1819) et de Barbara ANDRZEYCZANKA, celle-ci fille de berger. Paysan sans terre, Woïtek semble n'avoir jamais bougé de Cegielnia, où il est connu sous les deux noms de SZYIA et de SZYMCZAK, pratiquement utilisés en alternance, et parfois simultanément, dans les actes dressés à l'occasion des onze baptêmes de ses enfants et à celle des décès familiaux.

SZYMCZAK appartient à la catégorie des noms construits à partir d'un prénom : il équivaut à " fils, descendant de Simon " (Szymon, en polonais). Des noms de ce type se forment couramment aux XVII-ème et XVIII-ème siècles, et encore au début du XIX-ème. Il est donc légitime de se demander si, par hasard, notre Woïtek ne serait pas effectivement le fils d'un Simon.


Hypothèse facile à tester : pour Kozmin aussi et les localités qui en dépendent, nos fiches familiales sont prêtes, couvrant exhaustivement la période 1758?1825.

Cegielnia a bien son Simon (c'est d'ailleurs le seul), père d'un Woïtek né en 1787. L'ennui, c'est que sa fiche ne comporte aucune enfant prénommée Marcianne.

Faut-il disqualifier ce Simon pour ce seul motif et renoncer du même coup à l'unique piste sérieuse que nous possédions ?

Ce serait faire preuve de trop de légèreté ; en outre, nous avons au moins une bonne raison de " tenir " à notre Simon de Cegielnia. Si Woïtek est né en 1787, un intervalle de près de sept années le sépare de ses deux soeurs aînées, Agnès et Thècle, pour leur part nées en 1778 et 1780. L'anomalie démographique que représente cet intervalle vide d'enfants se verrait heureusement corrigée si une Marcianne venait au minimum s'y insérer.

Au minimum, car on a dépisté un autre SZYMCZAK probable rejeton du même Simon. Le cheminement de la découverte est sobrement classique : on relève d'abord qu'en 1813, une fille de Woïtek SZYIA a pour marraine une Marguerite SZYMKOWA, dont elle reçoit d'ailleurs le prénom. Vérification faite, cette Marguerite est identifiée comme étant la femme d'un Jean SZYMCZAK, qui lui fait onze enfants de 1806 à 1827. Ce dernier n'est jamais désigné du nom de SZYIA, en revanche il porte parfois celui de NOWAK (qui est le nom de jeune fille de Marguerite), et c'est en tant que Jean NOWAK qu'on le retrouve en 1823 parrain d'un autre enfant de Woïtek. Ledit Woïtek, du reste, lui rend la pareille en 1827 : la dernière-née de Jean et de Marguerite est sa filleule. Bref, les indices concordent assez pour que Jean SZYMCZAK dit NOWAK soit reconnu comme frère de Woïtek SZYIA dit SZYMCZAK ainsi que de notre ancêtre Marcianne SZYIA ; une des filles de Jean, née en 1819, ne porte-t-elle pas significativement ce prénom de Marcianne ?

En 22 ans de mariage, Jean et Marguerite SZYMCZAK ont doucement dérivé autour de Kozmin : domiciliés d'abord à Olendry, puis à Orla, un moment à nouveau à Olendry, ensuite à Mogielnica et à Cegielnia, ils se fixent, enfin, dans le village de Obra, où Marguerite décède en mai 1828, donnant à son compagnon la faculté de contracter cinq mois plus tard une nouvelle union avec une veuve de Walków, Josèphe SMURZYNA (née GABRYELANKA alias KOSTOJOWNA) : ce qui amène Jean à déménager dans cette dernière localité, et c'est là que son existence s'achève en 1832.

La première épouse de Jean, Marguerite NOWAK, mérite une mention particulière : native d'Olendry, elle est issue d'un père meunier (MLYNARZ, molitor), André, qui a épousé en 1785 à Wielowies une Marianne, la propre fille de Valentin KANIEWSKI et de sa première femme Hedvige MASLOWSKA !

Simon de Cegielnia aurait donc vu deux de ses enfants faire alliance dans la maison du soltys de Kaniew : Marcianne, avant 1801, avec un fils, et Jean, avant 1806, avec une petite-fille de Valentin. Cupidon, paraît-il, décoche ses flèches amoureuses les yeux bandés, mais, en l'occurrence, les raisons de ce double mariage doivent plutôt être recherchées du côté d'une stratégie d'intérêt tissant entre deux familles des liens de solidarité.

Un autre point commun généalogique réunit Marcianne et Jean, l'absence de bulletin de naissance. C'est agaçant, mais on a vu que le nom de SZYMCZAK, replacé dans son contexte, délivre de lui-même une précieuse information sur la filiation qu'on cherche à démontrer.

En attendant de découvrir, un jour, dans une paroisse plus ou moins proche, l'acte de baptême, s'il existe encore, qui permettra d'établir de manière irréfutable la filiation de Marcianne SZYIA, la politique la plus sage consiste, en bonne méthode, à cerner au plus près celui dont on s'attend à authentifier la paternité.

Simon, que nos registres ne nomment nulle part SZYIA, souffre d'un grave déficit d'identité : le 16 novembre 1773, quand il se Marianne, on ne donne pas son nom de famille. On indique seulement qu'il est célibataire, valet de ferme (famulus) et originaire d'Olendry. Il se fixe à Cegielnia, qui est le village de sa femme Madeleine DYMLOWNA. Deux filles naissent, Hedvige et Catherine. Au baptême de la seconde, en avril 1777, on enregistre pourtant le couple Simon et Madeleine sous le nom de STRYI (inusité dans la paroisse, mais " stryj " en polonais veut dire oncle paternel). Peu après, le 29 juin 1777, Simon convole pour la deuxième fois, sous les auspices du nom de DYMELCZAK, hérité de Madeleine (dont l'acte de sépulture n'a pas été trouvé, mais dont la mort est indirectement prouvée au décès de sa fille Hedvige en 1779, puisque celle-ci est déclarée alors " fille de Simon et de défunte Madeleine " , filia Simonis et olim Magdalenae ).

Sauf en ces deux occasions, l'anonymat est donc de règle : tout au plus, Simon apparaît-il qualifié du terme latin d' inquilinus ( un terme qui désigne le paysan dépourvu de terres, soit le " komornik " qui loue une pièce chez quelqu'un, soit le " chalupnik " qui possède sa maison).

Une sécheresse identique préside à la rédaction de l'acte qui clôture officiellement le passage sur terre de notre Simon, disparu à 60 ans le 15 février 1806 : on y lit seulement un laconique, mais éloquent " pauper " (pauvre). Sa veuve, Marianne, lui survivra de longues années encore : elle ne décédera que le 24 novembre 1820, âgée de 78 ans et dite alors, très logiquement, SZYMCZAKOWA.

Demeure jusqu'au bout obscur le cheminement qui a conduit les enfants de Simon à endosser le nom SZYIA : s'agit-il d'un héritage ou d'une acquisition ? Il faut bien éluder cette question, puisqu'on n'a pas les moyens d'y répondre.

Ce n'est point faute de ne pouvoir percer la signification de ce nom : szyja est le mot qui désigne en polonais le cou, une partie du corps qui, parmi d'autres, a donné naissance à un nom propre, appartenant à la famille de ces sobriquets pas très charitables qui viennent souligner une particularité ou une disgrâce physiques.

L'étonnant, dans cette affaire, est ailleurs : contrairement aux registres de baptêmes ou de mariages, qui ne pipent mot des SZYIA, ceux des sépultures trahissent, contre toute attente, leur présence !

Voici, le 2 avril 1771, une Catherine SZYINA, " komornica " (locataire) de Orla, qui rend le dernier souffle à 96 ans. Le 20 avril 1766, c est encore un Martin SZYIA qui meurt à Cegielnia, où un Thomas SZYIA est aussi disparu le 29 avril 1740. Voilà de quoi en théorie composer une famille, mais il n'a pas été possible de lier ces individus entre eux, ni à Simon ou à l'une de ses deux femmes.

En vérité, les deux premiers SZYIA cités se retrouvent aussi, à bien y regarder, dans les autres livres de catholicité, mais jamais comme parents : Catherine, de Mogielnica ou de Cegielnia, est plusieurs fois invitée comme marraine, en 1730, 1732, à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Martin est témoin de mariage à deux reprises en 1753. Une Hélène SZYINA, de Mogielnica, est marraine en 1747 mais il s'agit peut-être, en l'espèce, de l'une de ces erreurs de prénom dont les registres de Kozmin, à l'époque, s'avèrent fréquemment coupables.

En outre, une mention, pareillement solitaire et funéraire, d'une Anne SZYINA a été trouvée, mais à Dobrzyca, bourgade voisine de Olendry et de Cegielnia, siège d'une paroisse autonome : mention précieuse puisque datée du 5 mars 1696. Ainsi, étrangement, le nom SZYIA jouit, sur le terroir où nous menons nos recherches, d'une ancienneté tout à fait vénérable, et se perpétue durant un bon siècle, sans qu'ait jamais été enregistré le moindre mariage, ni la moindre naissance d'un représentant de cette famille ! Mais rien ne prouve, au fait, qu'il s'agisse d'une famille. Un nom de terre, ou de maison, qui se serait transmis aux occupants successifs, en dehors de tout lien de parenté et de toute hérédité ? On peut envisager, sans certitude, cette solution.

Ce qui est sûr, à l'inverse, c'est que le nom des SZYIA ne peut plus être considéré comme de provenance récente et extérieure à la paroisse de Kozmin. Malgré le flou de nos informations, les traces recueillies in situ esquissent comme la " préhistoire " du nom porté par Marcianne et son frère Woïtek, et cette préhistoire qui remonte à la fin du XVII âme siècle, se trouve liée aux localités très proches de Cegielnia, Mogielnica, Orla et Dobrzyca.


SOUS LE JOUG DE L'ANONYMAT

L'identité originelle de la mère de Marcianne, Marianne, n'est malheureusement pas plus clairement accessible que celle de son père Simon. De la lecture de l'acte matrimonial de 1777, il ressort seulement que Marianne a eu, avant Simon, un premier mari.

Faute de nous livrer son nom, Marianne nous réserve une surprise : elle viendrait du village de Kaniew. Assiste qui plus est à la bénédiction nuptiale, en l'église Saint Laurent de Kozmin, au titre de premier témoin, un certain ... Valentin scultetus de Kaniew qui semble décidément omniprésent, directement ou indirectement, dans notre recherche sur les origines familiales de Marcianne SZYIA.

De la présence du soltys de Kaniew au mariage de Simon et Marianne, faut-il inférer l'existence d'une relation de parenté avec eux ? On ne saurait échapper à l'impression tenace que les destins des familles KANIEWSKI/GRODZICKI et SZYMCZAK/SZYIA n'ont pas attendu l'aube du XIX-ème siècle pour se croiser.

Les chemins de Cegielnia mèneraient-ils donc une fois encore à Kaniew ? Marianne, la veuve de Kaniew qu'a épousée Simon, détient sans doute la clé du mystère ...

Pour dissiper, ou du moins estomper, le brouillard qui plane sur notre Marianne, il nous faudrait déterminer l'identité de celui qu'elle épousa d'abord. Remontant ensuite vers l'acte de son premier mariage, on pourrait espérer y découvrir un supplément d'information. Mais comment faire pour échapper au fatal silence de nos sources ?

Puisque les remariages succèdent souvent de manière très rapprochée aux obsèques (après un délai de viduité n'excédant pas trois ou quatre semaines, parfois), nous irons rechercher dans les sépultures de l'année le nom des hommes adultes mariés décédés à Kaniew, puis nous verrons ceux qui, parmi eux, avaient une Marianne pour femme ... Procédé évidemment fastidieux, vu la grande popularité de ce prénom, mais Kaniew n'est quand même pas si peuplé: vérifions donc!

Verdict négatif , même en élargissant la consultation à plusieurs années antérieures. Allons nous appliquer le procédé à toute la paroisse de Kozmin (où le mariage de 1777 a été célébré, comme on sait, et non à Wielowies, et en supposant que le premier époux de Marianne y serait décédé) ? Le projet, vertigineux, serait vain : les prétendants de Marianne se bousculeraient et notre choix serait entaché d'arbitraire !

Adoptons, de préférence, un nouvel angle d'attaque. Laissons-nous guider par ... Valentin KANIEWSKI en personne.

A Kozmin, de 1750 à 1792 (seule période du XVIII-ème pour laquelle le registre des mariages ait été conservé), Valentin n'est venu jouer le rôle de témoin qu'à trois reprises : en 1778, il est là pour son beau-frère Jean MACIEJEWSKI, qui épouse une jeune fille native de Zwiernik, Catherine PATERKOWNA ; en 1774, il seconde un Stéphane SOLTYSIAK de Kaniew, qui fait bénir son union devant Dieu avec une veuve de Czarny Sad, Marianne PRACOWITA, et en qui il n'est vraiment pas difficile de reconnaître un frère, né comme lui des premières noces de Pierre SOLTYS (on s'en persuade d'autant mieux qu'un fils de Valentin a été prénommé Stéphane, justement) ; et, en 1777, c'est Marianne notre veuve anonyme et Simon que notre Valentin vient honorer de sa présence: l'idée d'une parenté proche s'impose naturellement.

On aura observé, bien sûr, que Marianne est aussi le prénom de celle qui, par son mariage avec Stéphane, est devenue la belle-soeur du soltys de Kaniew : or, ce couple à peine constitué disparaît du champ d'observation, aucune naissance ne venant trahir son passage ici ou là.

Cette disparition est susceptible a priori d'explications diverses ... mais celle que nous serions tenté de retenir, c'est évidemment celle du décès prématuré de Stéphane. Abîmons-nous à nouveau dans la consultation des sépultures, dans une fourchette 1774?1777, paroisse de Wielowies d'abord, puis paroisse de Kozmin : oui, le 30 juillet 1775, il y a effectivement mention de la mort, à l'âge de 30 ans, d'un Stéphane de Czarny Sad. Anonyme sans doute, ce Stéphane, du moins hors contexte, mais désormais d'une identité aveuglante !

Voilà donc notre Marianne " de Kaniew " assimilée à Marianne " de Czamy Sad " (notons la proximité des deux localités), mais de nouveau, privée de mari, quoique pourvue d'un excellent, mais temporaire beau?frère. Il nous faut maintenant nous enquérir d'un troisième acte de mariage, et auparavant, par la force des choses, passer sur le cadavre d'un préalable époux. Mais ne boudons pas ... notre plaisir, nous bénéficions ici d'un luxe insoupçonné : un nom " de famille ". Sans effort, Marianne PRACOWITA nous mène à un Gaspar PRACOWITY, disparu comme Stéphane à 30 ans, le 7 janvier 1773, à Wykowy.

Pracowity est un adjectif, dont le sens correspond exactement au latin " laboriosus ", travailleur. C'est l'un des termes polonais qui servent à distinguer officiellement les ordres de la société ; il se différencie du " slawetny " (famatus) des bourgeois et de l' " urodzony " (generosus) des nobles. Une majorité de la population du district de Kozmin est bien entendu constituée de tels laboriosi / pracowici. Mais dans le cas du nom propre PRACOWITY, on a affaire à un sobriquet porteur d'une allusion morale ou d'un sens social : il a pu s'appliquer à l'origine à une personne " aimant à travailler ", à un " hyperactif " en somme ; ou encore, à quelqu'un " ayant beaucoup (de terres) à travailler ", autrement dit à un riche paysan.

Dans la paroisse de Kozmin, le nom PRACOWITY est très discret . Gaspar lui-même n'a eu aucune postérité . Il a été possible de retrouver son acte de baptême, le 1er janvier 1740 : il est le fils des " famati " François et Marianne PRACOWITY . Mais à son mariage, daté du 20 janvier 1772 et célébré à Kozmin, l'anonymat reprend ses droits et nous frustre des renseignements escomptés sur Marianne : Gaspar est présenté comme valet de ferme (famulus), et Marianne comme servante (ancilla). Tous deux sont alors domiciliés à Orla.

En quelques années de 1772 à 1777, Marianne a migré d'Orla à Cegielnia en passant par Wykowy, Czarny Sad et Kaniew : l'instabilité, même dans un mouchoir de poche, est évidente et n'est pas vraiment faite pour nous aider à ressusciter son identité première. Et l'horizon s'élargit encore à d'autres localités si l'on regarde la provenance des témoins de mariage autres que Valentin KANIEWSKI : défilent sous nos yeux, en 1772 d'abord, Michel ORPEL, scultetus de Budy (saluons le frère aîné de notre ancêtre direct à la huitième génération, Jacques) accompagné de Jean JAJOR forestier de Mogielnica (qui sera aussi parrain de Thècle en 1780), puis en 1774 Bonaventure DOBROGOST, de Czarny Sad, mais antérieurement de Kaniew et originaire de Walków, et enfin en 1777, Sébastien inquilinus de Orla. L'un ou l'autre a sans doute quelque titre à se dire parent de Marianne, ou de l'un de ses conjoints successifs, Gaspar, Stéphane et Simon. Mais en l'état de notre documentation, l'opacité de ces liens de parenté et l'anonymat de Marianne demeurent entiers.

Un inventaire du domaine de Kozmin, réalisé en 1773 à la demande de ses propriétaires (Elisabeth née BRANICKA et son fils Casimir SAPIEHA), peut aider en revanche à dévoiler la logique des changements réitérés de domicile que nous avons constatés. Dans les conditions économiques et techniques de l'époque, l'immense domaine ne pouvait évidemment fonctionner à la façon d'un moderne sovkhoze, et l'inventaire indique que les terres de la réserve seigneuriale se trouvaient fractionnées en cinq unités d'exploitation ou " folwarki ". La mise en valeur de chaque folwark (praedium) ne reposait que partiellement sur les corvées dues par les paysans dépendants (les " kmiecie ", cmetones), ces serfs qui cultivaient en même temps la terre de la tenure héréditaire qui leur était concédée en contrepartie. Le folwark ne pouvait se passer d'une abondante main d'oeuvre d'ouvriers laboureurs (" rataje ", coloni), de valets (" parobcy ", famuli), de palefreniers (" fornale ", aurigae), de servantes (" sluzace, dziewki ", ancillae) : ces salariés étaient généralement prélevés dans les villages des environs, chez les enfants de paysans avec ou sans terre. Au bout de quelques années de service, l'heure venait de se fixer, le plus souvent ailleurs que dans le village centre du folwark, et selon le cas, l'ancien famulus aulicus entamait une vie d'inquilinus ou de cmeto, voire de scultetus.

Les cinq folwarki du domaine de Kozmin étaient basés à Obra, à Lipowiec (dont relevaient Walków et Borzencice), à Czarny Sad (incluant Kaniew), à Wykowy (dont Budy), et enfin à Orla (auquel Galew, Olendry et Cegielnia étaient subordonnés). Il faut noter aussi que d'après les registres paroissiaux, Cegielnia, qualifié de praedium a dû comporter la présence d'une ferme domaniale, ou peut?être seulement de bâtiments annexes du folwark de Orla.

Ainsi s'éclaire le parcours de notre Marianne au départ anonyme servante de Orla : elle bouge manifestement d'un folwark à l' autre, bousculée par ses veuvages et remariages certes, mais déplacée sans doute également en fonction des besoins en main d'oeuvre.

La grand?mère maternelle de Rosalie GRODZICKA sera donc définie simplement comme une certaine Marianne, une " travailleuse " dont la mobilité resta circonscrite à l'intérieur de trois folwarki de Kozmin et qui fut -peut-être -originaire de Kaniew.

Marianne, même réduite à l'épaisseur d'un prénom, a su nous entraîner sur une piste qui, toute pétrie d'amertume et d'anonymat qu'elle fût, a contribué à jeter d'utiles lueurs sur notre passé familial : à ce titre, elle mérite de figurer en bonne place et avec les honneurs sur notre arbre généalogique !


Vous aviez dit : casse-tête ? Que d'exagération ! Il suffisait de quelques recherches pour que, tout mystère cessant, votre Rosalie se rende à merci !

Ecrivez, d'une plume légère et en toute décontraction, écrivez donc les noms de ses ancêtres paternels : Rosalie GRODZICKA, mais c'est bien sûr l'héritière de Pierre PACIOREK, lui-même fils de Valentin KANIEWSKI qui fut engendré par Pierre SOLTYS !

Et sur le même mode de transparence biblique, déclinez-nous les noms de ses parents du côté de la maternelle quenouille : Rosalie, bon sang, mais n'est-ce pas la fille de Marcianne SZYIA, laquelle se trouve être, vous le savez bien, la propre soeur germaine de Jean NOWAK et de Woïtek SZYMCZAK, et de laquelle le père n'est autre que ce Simon de Cegielnia, un peu STRYI, un temps DYMELCZAK, un rien beau-frère, par Marianne sa femme, de Valentin KANIEWSKI ?

Après quoi, s'il vous plaît, s'il-vous-plaît! !, ne nous parlez plus de noms de famille!

Mais puisque désormais tout est clair, racontez-nous, plutôt, l'histoire de votre Rosalie GRODZICKA. Vous pourriez commencer comme suit:

" Lorsqu'il épousa, en secondes noces, Rosalie GRODZICKA, le lundi 18 mai 1840, André RZEPKA alias ORPEL se doutait-il que la mariée apportait en dot ... un beau casse-tête généalogique ? ".

Documents :
Rosalie

Maciejewski
Szoltys
Vue d'ensemble Grodzicka
Mouvement naturel en Posnanie ( 1806 - 1914 )
Le Grand-Duché de Posnan ( 1815 - 1918 )
Généalogie Orpel
Base généalogique de Beskid

OrpelCh@aol.com

 



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